Chapitre XXIII
Les deux hommes furent réveillés au beau milieu de la nuit par une pluie torrentielle. Des gouttes grosses comme des noix claquaient sur la bâche au-dessus de leurs têtes. Ni l’un ni l’autre ne retrouvant le sommeil, ils s’habillèrent, déjeunèrent et rassemblèrent leurs affaires. Une heure plus tard, alors que le jour pointait sur un ciel ténébreux, ils étaient prêts à partir.
Ils embarquèrent, cap au nord. À l’embouchure entre le bassin de Gaïa et le fleuve, Jacky constata que la force du courant avait singulièrement grossi depuis la veille.
— On pourrait peut-être attendre une journée de plus que ça se calme, tenta-t-il inquiet.
— Fausse bonne idée ! On peut très bien rester là deux jours sans que la pluie ne faiblisse et alors, ce sera pire… Allez, vogue la galère mon vieux !
Comme pour montrer l’exemple, Yves s’engagea dans le lit du fleuve sans plus de préambule. Rassemblant tout son courage, Jacky suivit son compagnon. Le tumulte des eaux boueuses le rendait nerveux mais il se focalisa sur les trajectoires et la stabilité. Yves se retournait régulièrement afin de surveiller son ami. Après un moment, Jacky sembla prendre de l’assurance. Yves lui fit un signe de la main droite sans se retourner et se dirigea vers une berge dégagée, à une centaine de mètres en aval. Il s’y échoua et Jacky le rejoignit quelques instants plus tard.
— Impeccable mon Jacky, tu t’en sors super bien ! On ne devrait plus être très loin du premier rapide mais pas de stress… Fais juste gaffe à bien anticiper les obstacles et à rester le plus possible dans l’axe du courant car si tu te retrouves en travers avec ce jus, c’est le bain de boue assuré ! À toi l’honneur, ma poule. Passe devant…
Partagé entre appréhension et excitation, Jacky se contenta d’un sourire approbateur avant de s’élancer. Il comprenait que les politesses de son instructeur n’avaient rien de courtois. Jungle-Noodle préférait rester derrière pour lui porter secours en cas de problème, rien de plus.
À moi l’honneur ? Appelle-moi con tout de suite, on gagnera un tour !
Jacky négocia les premiers rapides avec brio. En franchissant le troisième, boosté par l’adrénaline, la sensation de plaisir l’emporta. Gonflé d’orgueil, il ne put retenir un hurlement bestial en atteignant le replat. Satisfait, Jacky décida de lâcher prise en se laissant dériver. Au fil de l’eau, son kayak tout comme son esprit divaguaient. Pagaie posée sur les cuisses, accoudé aux côtés du kayak en levant les yeux au ciel, il tenta de se souvenir des rares fois où il avait éprouvé de la fierté juste après avoir accompli quelque-chose. Après un moment, il se dit que ses dix doigts suffiraient amplement à les énumérer…
Une de plus !
Soudain, la vue d’une brèche sur la rive gauche le ramena à la réalité. Un bras d’eau s’enfonçait dans la jungle en sillonnant vers l’ouest. Il empoigna sa pagaie et s’y réfugia pour attendre Yves à l’abri du courant. Certes, il n’allait pas s’engouffrer dans la première sinuosité qu’il rencontrait pour y installer son campement, d’autant que la rive orientale était à privilégier : il serait ainsi impossible à qui que ce soit arrivant de Saül de le repérer sans traverser le fleuve. Cependant, l’idée qu’il approchait de son objectif naquit en lui à cet instant.
Yves préféra reprendre la tête pour la dénivellation suivante, un peu plus retorse. La déclivité plus importante, ainsi que plusieurs rochers émergeants formaient d’impressionnants tourbillons dans les zones de plus ample profondeur. À une trentaine de mètres, un énorme tronc d’arbre affaissé barrait toute la partie droite, engendrant un flux torrentiel dans la seconde partie du parcours. Lisant l’anxiété dans les yeux de son ami, Yves tenta comme à son habitude de dédramatiser le briefing avec une pointe d’humour :
— Comme tu peux le constater, on peut laisser tomber le SOS dans une bouteille… Elle éprouverait toutes les difficultés du monde à rejoindre la mer !
Cette blague « pétard mouillé » ne reçut pas l’effet escompté. Par compassion, Jacky lâcha toutefois un rictus forcé, sans pour autant détourner le regard de la dégringolade infernale qui les attendait. Yves reprit avec le sérieux qui s’imposait :
— Dans un premier temps, la majorité des obstacles se trouve sur la partie gauche. Il te faut donc démarrer plutôt à droite… Mais pas trop, sans quoi tu ne parviendras pas à éviter cet arbre. Surtout, prends garde à redresser assez tôt ! Essaie de mémoriser des points de repère quand je vais passer pour visualiser le cheminement à suivre.
— Mouais… soupira Jacky sans conviction.
— Allez ! Je sais que tu en es capable, sans quoi je ne t’enverrais pas au casse-pipe, tu t’en doutes bien ! Je vais te faire une confidence : ce peuplier déraciné augmente incontestablement la difficulté. En préparant notre escapade le nez dans les topos, je ne pouvais pas l’anticiper. C’est ce qui définit la notion d’aventure, me diras-tu, et c’est très bien comme ça ! Mais si tu ne m’avais pas autant surpris depuis hier par ton aisance, j’aurais renoncé à tenter le coup et nous aurions débarqué ici. Évidemment, c’est encore possible si tu ne le sens pas… On remonte le courant jusqu’à ce petit bras mort et on t’improvise un campement dans le coin, moins isolé que prévu, moins confortable… Tout est possible. À toi de voir !
Cette révélation résonna en Jacky comme un manifeste, un appel à ne pas capituler devant la première anicroche. Il était venu ici pour vivre son rêve, pas pour concéder son utopie à une facilité de circonstance, qu’il regretterait une fois installé. En repensant à son cri victorieux et aux réflexions qui l’animaient quelques minutes auparavant, Jacky prit soudain conscience que le sentiment de fierté naissait toujours d’un défi relevé, d’une péripétie surmontée, d’un surpassement de soi... Un peu comme à la piscine étant gamin. La première fois qu’il avait osé sauter dans le grand bain, l’outrecuidance l’avait envahi mais cette cascade anodine devint très vite banale à ses yeux... Il avait alors essayé d’intrépides séances d’apnée jusqu’à réussir à toucher le fond. Ce jour-là, en remontant victorieux, à deux doigts de la syncope – tel Jean-Marc Barre dans le Grand Bleu – il savoura cet instant de gloire avant de se dire qu’un jour, il plongerait du cinq mètres ! En toute chose, ses objectifs avaient toujours évolué. Encore heureux ! Sinon, sa vie s’apparenterait à celle d’un chien errant, vagabondant d’une pisse à l’autre sans se soucier du prochain réverbère !
Voyant son ami perdu dans ses pensées, Yves reprit à demi voix pour l’encourager :
— Allez mon vieux, tu peux le faire !
— Ok, t’as gagné, capitula Jacky. T’aurais fait une jolie carrière en politique !
— Sage décision, minauda Yves.
— Je ne suis pas sûr que sage soit le mot qui convienne !
— À tout de suite en bas ! s’écria l’autre en s’élançant.
— Oui, en un seul morceau ! hurla Jacky dans le dos son ami déjà parti.
Yves dressa furtivement sa pagaie en l’air à deux mains sans se retourner, comme un signe d’approbation. Quand il eut franchi le barrage, Jacky distingua encore quelques secondes son casque par-delà l’arbre mort, demi-sphère orange déclinant tel un coucher de soleil sur l’horizon avant de disparaître. Jacky pensa alors qu’ils avaient omis d’aborder un point important avant de se séparer : combien de temps lui fallait-il attendre avant de s’engager à son tour ? Un délai d’environ deux minutes lui sembla raisonnable : assez pour que Jungle-Noodle trouve un stationnement où l’attendre mais trop peu pour qu’il commence à s’inquiéter.
Jacky ferma les yeux en inspirant profondément puis bloqua l’air quelques secondes dans ses poumons avant de l’expirer aussi lentement que possible. Il renouvela l’opération quatre fois. En relevant les paupières, apaisé, il marqua une pause puis respira plus vite, de manière bruyante et saccadée. Enfin, il termina son Haka par un râle sonore et conquérant, avant de se jeter corps et âme dans les caprices du fleuve.
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