/2/ Bienvenue à Oddly Bay
J’arrive au village une petite demi-heure après mon arrêt. Les immenses connifères qui me faisaient de l’ombre disparaissent pour laisser placer à des petites maisons en bois. Elles doivent dater des années 50, mais sont très bien conservées. Elles se ressemblent toutes plus ou moins. Des planches peintes en blanc, des toits légèrement en pointe, des porches, certains avec des gardes fous,… Pas de petits jardins devant les maisons, seulement la rue où je passe avec ma voiture. Première impression : celle d’être en vacances ! Pourtant c’est là que je vais vivre désormais. J’espère que cette sensation ne disparaîtra pas avec le temps.
Par la fenêtre je sens l’air marin. Il se mélange avec l’air de liberté que je ressens depuis de nombreux miles. Les deux s'allient pour me faire un cocktail de dopamine et d’endorphine. Je redescends vite de mon petit nuage en apercevant un homme assis sous son porche dans une vieille chaise en bois. Un homme d’une cinquantaine d’années chauve et plutôt enrobé. Que ce soit ses jambes, son ventre ou sa tête, tout semble en surpoids chez lui. Son absence de cheveux le fait légèrement ressembler à une boule, et une boule de colère à en juger par le regard qu’il m’envoie.
Décidément, je ne suis vraiment pas la bienvenue.
Mais je ne vais pas laisser quelques rabat-joies me gâcher mon nouveau départ ! Je tourne dans une rue en suivant mon GPS ventousé à mon pare-brise et voit face à moi la mer. Je ne l’ai pas admirée depuis des années. Qu’elle est magnifique. Ses vagues qui se dessinent et glissent jusqu’au rivage m’hypnotisent. Le bruit qu’elles font en s’écrasant sur la digue de fer et de béton me font chavirer dans un autre monde. Je vois aussi les quelques pontons en bois qui s’avancent dans l’eau, des bateaux de pêche avec leurs filets relevés et leurs voiles repliées, ainsi que des mouettes virevoltant dans le ciel avant de se poser sur les bittes d’amarrage en fer usée par le temps.
Ce n’est pas un décor de carte postale. Ce n’est pas une plage des caraïbes. Ce n’est même pas une plage à vrai dire. Mais ça a du charme. Ça sent le vrai. On peut voir les années qui se sont écoulées, le temps qui a laissé ses traces. Tout comme les pécheurs et les passants, usant petit à petit les planches en bois des pontons ou les embarcations qui se soulevaient et s’abaissaient légèrement au rythme de la houle.
Quelle sensation relaxante. J’en oublie presque que je suis au volant à un stop. Heureusement il n’y a pas l’air d’avoir d’autre voiture dans le coin, ni même beaucoup de personnes à vrai dire. J’arrive à distinguer quelques pécheurs sur les docks un peu plus loin, mais à part eux et le chauve avant, je n’ai encore vu personne ici…
Je vais vraiment finir par penser que quelque chose cloche avec cet endroit. Faut croire qu’elle porte bien son nom cette Bay…
Mon GPS me donne des ordres pour arriver jusqu’à la bibliothèque où je dois rencontrer l’homme qui m’a fait venir ici. J’ai toujours voulu être entourée de livres, c’est pour ça que j’ai fait une fac de lettre pour devenir bibliothécaire. Alors quand j’ai vu cette offre d’emploi dans un village perdu sur la côte de l’Oregon, j’ai sauté sur l’occasion. Et puis cela m’arrangeait surtout pour m’éloigner de lui.
Je continue de longer les vieux docks au volant de ma citadine. Les belles maisons en bois se remplacent petit à petit par des bâtiments en briques rouges, quoique plutôt noires désormais. Cette partie de la ville semble sortir tout droit des années 1900, symboles de la révolution industrielle. Je finis par arriver à ma destination. Je tourne à gauche et rentre dans une petite allée avec une dizaine de place de parkings de part et d’autre, coincées entre deux grands murs d’une dizaine de mètres de haut. Peut-être était-ce des entrepôts à l’époque ?
Je coupe le contact. La musique s’arrête en même temps que mon moteur, ne laissant qu’un grand calme apaisant que je n’avais pas remarqué. J’arrive encore à entendre les vagues qui ne sont qu’à deux rues de moi. Mon futur lieu de travail est presque au bord de la mer, le rêve ! Bon même si me baigner dans un port de pécheurs ne semble pas être une super idée, je suppose qu’il doit y avoir des petites plages cachées pas loin. Cet état a l’air d’avoir gardé son aspect sauvage et j’adore ça ! Mais en regardant mon téléphone, je m’aperçois que je n’ai pas de réseau… Peut-être trop sauvage.
Je me dirige vers l’un des bâtiments. Une énorme double-porte en bois massif à l’apparence extrêmement lourde et robuste m’attend. Le genre de porte qui me tuerait à coup sûr si elle me tombait dessus. Sur celle de gauche est clouée une belle pancarte en bois peinte en blanche avec écrit dessus "Bibliothèque d’Oddly Bay". À côté sont dessinés des petits livres, des dessins d’enfant probablement. Malgré l’aspect plutôt non accueillant du bâtiment, cette pancarte me rassure. Je suis au bon endroit !
J’ouvre la porte -non pas sans difficulté-. Elle ne grince pas du tout, étonnamment. Une fois à l’intérieur, mes yeux sont attirés tout de suite par le plafond. Il est fait des vitres, laissant rentrer le soleil, offrant une grande luminosité à l’endroit. Une fois les yeux baissés, je découvre des rayons de bibliothèques. Une dizaine peut-être, qui se prolonge jusqu’au fond du bâtiment dans toute sa longueur. Les étagères doivent bien faire 9 mètres de haut ! Je suis pas acrobate moi, comment je suis censée attraper les livres ? Je vois une vieille échelle en bois sur le côté. J’espère qu’il y a un hôpital pas loin…
Les étagères semblent assez âgées, toutes en bois robuste et solide. Les traces du temps ne permettent plus de distinguer les lignes qui ondulent normalement sur le bois, bien que certaines peuvent être devinées, vestige d’une époque où le vernis devait les rendre magnifiques.
Quant aux ouvrages, leurs couleurs et leurs âges étaient extrêmement diversifiés. Un vieux livre poussiéreux avec une reliure en cuir pouvait se trouver juste à côté d’une bande dessinée ou d’un roman moderne habillé d’une couverture en papier brillant. Ce mélange entre des couleurs ternes et éclatantes rendait cet endroit tout particulier. Au-dessus des étagères et sur les murs se trouvent de grandes armatures en métal, sûrement en fonte à en juger par l’époque, qui traversaient tout le bâtiment dans sa largeur pour le maintenir.
Les rayons du soleil éclairent quelques particules de poussières flottantes dans l’air. Cet endroit à vraiment besoin d’être nettoyé. C’est une femme de ménage qu’il aurait dû embaucher...
En parlant de mon recruteur, j’ai comme l’impression de l’entendre avant même de le voir. Un ronflement bruyant atteint mes oreilles. Il résonne à l’intérieur de cet endroit incroyablement grand -rien que l’idée de devoir traverser tout le bâtiment pour trouver un livre me fatigue déjà-.
Les étagères commencent à environ trois mètres de moi. Avant, à l’entrée, il n’y a rien à part des tapis. Dessous, le sol est juste fait de béton gris. À ma droite, ce vide est comblé par un comptoir dans le coin du bâtiment. Un petit peu comme un bar, les étagères remplies d’alcool en moins. Dessus repose deux bras et une tête endormie. Je ne vois que ses cheveux, blancs et épais.
Je tousse pour essayer de le réveiller. Devant son manque de réaction, je recommence plus fort. Mais c’est qu’il ronfle encore plus ?! On dirait presque des grognements à ce niveau-là. C’est un homme ou bien un ours ?
J’hésite à claquer la porte pour le réveiller, mais je me rappelle soudainement que cet homme est très probablement mon nouveau patron. Se faire renvoyer le premier jour, ce serait vraiment con, surtout après avoir traversé ¾ des États-Unis en voiture. Je décide donc de l’appeler doucement.
« Monsieur… » Je prends une toute petite voix, essayant de l’extirper de ses rêves aussi doucement que possible. Mais cela ne le fait ronfler que plus fort. Jamais je n’ai entendu quelqu’un faire autant de bruit en dormant. Je sursaute à cause d’un bruit et me rends compte qu’un livre est tombé d’une étagère. C’est pas possible ça, il fait même trembler les murs celui-là !
« Monsieur ! » Toujours rien.
Déterminée, je le dis encore plus fort. « MONSIEUR ! »
Il se réveille alors en panique, manquant de tomber de sa chaise. C’est avec un réflexe surhumain qu’il se rattrape à son comptoir, les fesses presque par terre. Ses yeux sont complètement écarquillés, comme s’il venait de voir la vierge. Je sais bien que ma sexualité ne crève pas le plafond, mais faut pas exagérer !
Il semble reprendre ses esprits, puis se rassoit sur sa chaise sans dire un mot, regardant autour de lui comme pour vérifier où il se trouve. Le vieil homme jette un regard au plafond puis plonge ses yeux dans les miens d’une manière étonnamment directe. Il a une épaisse barbe blanche, assez courte, mais tout de même bien garnie, tout comme ses cheveux. Sur son nez reposent deux lunettes rondes. Un cosplay du père Noël qui a mal tourné ?
Sa voix n’est ni bienveillante ni agressive. De toute manière, je commence à comprendre qu’il n’y aura pas de charmant inconnu qui me proposera de me faire visiter la ville. Cependant, il a le sourire -malgré son réveil mouvementé- ce qui me met déjà plus à l’aise. Il a l’air légèrement enthousiaste et se lève en ouvrant la bouche.
« Bonjour Emily. J’espère que vous avez fait bonne route ! »
— Comment savez-vous que c’est moi ?
— Vous savez, ici, tout le monde se connait. Je peux par exemple vous garantir que vous êtes arrivée par la route principale et que vous avez vu un homme chauve sous le porche de sa maison. »
Je reste bouche bée. Cette ville est vraiment bizarre…
« Bien, puisque vous n’avez pas besoin de vous présenter, je vais le faire. Je m’appelle Joe, mais tout le monde m’appelle Grand Ours ici, alors faites de même. »
Je peux comprendre d’où lui vient ce surnom. Il est assez baraqué et un petit peu enrobé. Pas une armoire à glace, mais… Un ours. Sûrement que cela vient aussi de tous les poils blancs qu’il a partout. C’est une véritable maladie, comment on peut avoir autant de poils sur les mains et les doigts ? Mais il a l’air tout de même très gentil et je sens qu’il sera un chef agréable à vivre !
« Voici les clés ! » Il me les envoie et je les attrape par pur réflexe. Grand Ours se dirige vers la porte et passe juste à côté de moi. « Comme promis, vous avez aussi un logement. C’est dans un endroit calme, votre jardin mène directement sur la forêt. C’est juste au bord de la ville à l’est, vous ne pouvez pas vous tromper. Sur ceux, moi j’ai une retraite à fêter ! »
Il ouvre la porte avec une facilité déconcertante et c’est la bouche entre-ouverte je me tourne et l’observe partir. Non, mais qu’est-ce qu’il se passe ? Je cours pour le rattraper.
« Maiiiiiis vous m’aviez dit que je serais employée, paaaaas la cheffe !
— Mais vous êtes employée ! Employée de la ville pour être précis, félicitation ! Toutes les indications pour votre nouveau travail sont dans le registre sur le comptoir. Et si vous avez besoin d’aide, vous savez où me trouver ! »
Sans même me regarder, il commence à marcher en direction de je-ne-sais-où, tout content. C’est une blague, c’est pas possible ! Puis d’un coup il s’arrête net et se retourne à dix mètres avant de me regarder d’un air grave et de dire : « Oh et, petit conseil. Ne restez pas dehors la nuit. »
Puis il se remet en marche, comme si de rien n’était.
J’arrive même plus à bouger tellement je suis abasourdie. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!
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