Je referme la porte derrière moi et observe l’entrepôt rempli de livres. Je suis venue pour travailler en tant que salariée, et me voilà responsable de la bibliothèque municipale ! Je sens le stress m’envahir petit à petit. Pour éloigner la crise de panique qui me guette, je prends une profonde inspiration. Je regarde le trousseau de clés dans ma main, comme pour m’assurer que c’est bien réel.

« Si vous avez besoin d’aide, vous savez où me trouver ! »

Baaaah non je sais pas justement ! À moins qu’il l’ait écrit dans son livre.

Je passe derrière le comptoir. Chaque pas résonne et s’amplifie dans cet endroit immense. Entre les deux murs, il doit y avoir 45 pieds. Par contre en longueur… Peut-être bien 400 ou 500 pieds ! J’ai la sensation que les deux côtés ne sont même pas dans le même fuseau horaire tant ils sont éloignés. Je devrai peut-être installer un système de rails pour pouvoir me rendre au fond… Je crois que j’en fais un peu trop là.

Le comptoir est recouvert d’une fine couche de poussière. Je m’en rends compte en posant ma main et en la retirant, laissant une belle empreinte. Mais ce qui attire vraiment mon attention, c’est celle juste à côté. Probablement la main de Grand Ours. Elle doit faire au moins deux fois la mienne ! Ce gars-là pourrait étrangler un poulet avec deux doigts s’il le voulait, un vrai monstre !

Le livre est assez grand et plutôt usé. La couverture semble en cuir, mais je ne m’amuse pas à la caresser pour vérifier. Je vois que le signet est enfoncé à l’intérieur. J’ouvre ce vieux grimoire à cet endroit précis, pensant que cela m’est adressé. Et en apercevant un "POUR MADAME TURNER" dans le coin à gauche, difficile de me tromper. Malgré l’aspect extérieur assez usé, le papier semble presque neuf. Ne pas juger un livre à sa couverture...

« Dans les pages qui suivent, j’ai essayé de noter tout ce qui vous sera utile pour votre nouveau travail ! Les pages précédentes sont des observations de l’année en cours (les autres sont dans la réserve, côté noir). »

Juste en dessous se trouve un dessin assez pitoyable. Je présume qu’il s’agit du plan du bâtiment. Visiblement, il y a une raison pour que cet homme soit devenu bibliothécaire et pas gardien de galerie d’art… Ce rectangle semble représenter la bibliothèque. Apparemment, le comptoir se trouve du côté "blanc" et le fond est du côté "noir". Je veux bien que le bâtiment soit long, mais de là à le couper en deux parties distinctes ?

Là-bas se trouve, selon le plan, une petite pièce qui sert de réserve. Sûrement les archives. À part ça, il n’y a qu’une seule salle, et je me trouve dedans.

« Je vous prierai de ne pas changer l’organisation des livres ni les méthodes d’emprunts. En bref, le fonctionnement global de ce lieu. Vous comprendrez bien vite que cette ville donne une grande importance aux traditions. Vous pouvez cependant choisir les horaires que vous souhaitez. De plus, si je vous ai choisie, c’est pour que vous puissiez donner un coup de jeune à notre bon vieux temple du savoir ! Les lecteurs se font rares, je compte sur vous pour moderniser tout ça avec toutes les nouvelles technologies ! Vous êtes jeune, vous devriez être capable d’attirer d’autres jeunes ! »

J’aimerais que plus de garçons soient de cet avis…

« Bienvenue chez nous ! Vous allez peut-être avoir l’impression que les gens n’aiment pas les étrangers. Et vous auriez raison. Mais certaines personnes vous aideront à vous intégrer, j’en suis sûr !

Les pages qui suivent concerneront des aspects plus techniques, faites donc un tour de la bibliothèque avant !

PS : Je vous conseille de rester chez vous la nuit. Au moins les premiers jours.

PSS : Henson n’est pas méchant. S’il vous importune, foutez-lui votre poing dans les dents, ça devrait le calmer.

PSSS : Désolé pour l’urine dans la réserve. »

Je suis dans une ville de fous ma parole…

Je me lève de la vieille chaise -plutôt confortable et assez jolie, le bois étant gravé et les coussins d’un rouge magnifiquement sombre- et commence à marcher. J’observe les étagères. Certaines semblent avoir été réparées de manière très discrète, ne laissant que quelques fissures ci et là. Dessus reposent des centaines de livres. En commençant à marcher, j’essaye de comprendre le mode de rangement des œuvres. Je rentre dans la première allée, la plus à droite. Les étagères collées aux murs semblent regrouper les histoires qui commencent par un chiffre ou par ABC. Celle à ma gauche traite de ceux qui commencent par DEF. De manière anarchique, sur toute la longueur.

Je vais dans les autres rayons et pense comprendre la logique. Vraiment pas pratique au premier abord. On est très loin de ce qu’on m’a appris à la FAC… Je commence à douter de l’utilité de ces années d’étude, surtout dans un coin aussi étrange que celui-là.

Je retourne au vieux livre et décide de compléter le plan de Grand Ours pour mieux comprendre tout ça. La panique a laissé place à l’organisation. Je dois rester concentrée. C’est une chance inespérée après tout ! Le début de ma nouvelle vie ! Je ne peux pas laisser passer ça, même si j’ai peur, même si je stresse, même si je sais pas si je vais m’en sortir, même si je pense de plus en plus à rentrer à Chicago car cet endroit est vraiment trop bizarre et ne me donne pas vraiment un bon pressentiment. Mais de toute manière mon appartement est déjà vendu donc j’ai pas le choix… Pourquoi j’ai fait ça je veux rentrer à l’aide-

NON. Emily, calme-toi. Je reprends ma respiration. J’inspire lentement par le nez. Bloque l’air dans mes poumons, puis expire longuement par la bouche. Je dois laisser mes peurs de côté. Je suis ici, c’est trop tard pour faire demi-tour, alors autant s’en sortir !

J’attrape le stylo plume posé à côté puis rajoute les lettres pour représenter la logique des allées. Ce qu’il a écrit relève presque de l’archéologie tant cela ressemble à des hiéroglyphes…

Et puis je réalise quelque chose. Au début se trouvent principalement des bandes dessinées et des livres pour enfant avec très peu de texte et beaucoup d’images. Ensuite, des petites histoires très simples. Puis des comptes, comme des Disney. Enfin, je tombe sur des romans pour adolescents… Je commence à comprendre la logique ainsi que cette histoire de "noir" et "blanc". Pour en être sûre, je décide de passer le cap et d’aller au fond du bâtiment.

Plus j’avance, mes baskets faisant un bruit monstre dans le silence, plus je sens… quelque chose. Je ne suis pas sûre de ce que c’est. Une odeur ? Une sensation ? Un sentiment ? Difficile de l’exprimer. Ce quelque chose ne me rassure pas réellement. Vraiment pas du tout d’ailleurs. Je me rappelle soudainement que je suis seule dans un endroit inconnu, dans une ville inconnue, dans un État inconnu. Je sers le livre contre ma poitrine, comme pour me protéger et commence à reculer.

Cette sensation désagréable monte très rapidement et je me retrouve complètement paniquée. Je tourne la tête de droite à gauche frénétiquement, terrorisée à l’idée que quelque chose m’attaque. Parce que je sens quelque chose, j’en suis sûre ! J’aperçois quelques noms de livres au passage. "Jonestown et le Temple du Peuple", "Les tueurs en séries américains", "Témoignages de la guerre du Vietnam",... Cela rajoute une couche à mon angoisse grandissante alors que mes poils se hérissent.

Je me retourne brusquement, cherchant une présence. Puis recommence de l’autre côté. Personne. Je lance même mon regard au plafond dans un élan de paranoïa. Mes pieds se mettent à reculer tout seuls, marchant d’un pas rapide vers la porte et le comptoir, alors que je sens de la sueur se former sous mes aisselles. J’ai horriblement chaud et je me sens de plus en plus mal. Je prend carrément mes jambes à mon cou pour m’éloigner de cet enfer !

Une fois au bureau, cette peur pourtant si viscérale disparait aussi rapidement qu’elle est apparue. J’en viens même à me demander pourquoi je me suis mise à courir. Après tout il n’y a aucune raison d’avoir peur ! Pourtant il y a à peine quelques secondes j’étais terrifiée… Alors j’essaye de comprendre.

J’étais aux trois quart du bâtiment quand ça a commencé… Une espèce de crise d’angoisse peut-être ? Et me voilà sur le tapis, à l’entrée du bâtiment. Je reprends mon souffle en tournant sur moi-même pour vérifier que personne ne se trouve dans le bâtiment. Mais non. Personne. Alors, come s’il ne s’était rien passé, je me rapproche doucement du fond. Mais je m’arrête un petit peu après la moitié, lorsque je sens mes poils s’hérisser. Mon corps détecte un danger, aucun doute là-dessus.

Une couverture que je connais que trop bien attire mon regard. Une édition de 1984, posée là, au milieu d’autre ouvrages dystopiques et de science-fiction.

Si 1984 est à la moitié de la bibliothèque et qu’aux trois-quart se trouvent des ouvrages relatant des évènements absolument abominables… Je n’ose même pas imaginer quels genres d’histoires se trouvent au fin fond de ce bâtiment.

Je dessine quelques flèches sur mon plan. Si j’ai bien compris, le côté blanc correspond à tous les livres innocents, qui traitent de sujets joyeux et enfantin. Et plus on s’enfonce, plus ce sont des ouvrages compliqués, plus philosophiques et plus durs. Et il semblerait qu’au fond soient posées des histoires… dont je n’ose même imaginer les horreurs contenues.

J’en frissonne encore. Mon cerveau n’arrive pas bien à assimiler ce qu’il vient de se passer… C’est allé si vite. Je regarde de nouveau le bout du bâtiment, mais je ne ressens plus rien. Il n’est pas plus sombre, ni plus sale, ni même plus menaçant. Tout est absolument normal.

Je dois commencer à fatiguer. Après plus de 36 heures de voiture et quatre nuits dans des hôtels minables, mon esprit commence à dérailler.

Je vais aller découvrir mon logement. Me reposer. Je pourrai toujours lire son manuel du bon bibliothécaire dans mon nouveau lit sous ma couette. Il a intérêt à être confortable ! Après je ne vais pas me plaindre, avoir une maison comme hébergement de fonction, c’est déjà incroyable… Même si j’ai peur de l’état dans lequel je vais trouver ladite maison.