La nouvelle (1/2)
Elle venait tout juste de ranger la cuisine lorsque Cendrillon se laissa tomber sur le canapé, tenant un verre de brandy entre les mains. Ce dernier faillit se renverser et éclaboussa, au passage, sa demi-sœur Jane. Celle-ci était assise sur un tabouret, rêvassant, comme à son habitude. Mais le désagrément du brandy froid sur son visage la fit réagir.
« Cendrillon ! s’écria cette dernière, furieuse, en s’essuyant.
— Je suis désolée, Jane ! Je ne t’avais pas vue ! répondit la grande sœur en sirotant la dernière gorgée qui lui restait.
— Voilà que tu te mets à boire ! observa la belle-mère, assise non loin d’elles, en train de broder.
— Comme toujours, belle-maman… comme toujours ! rétorqua Cendrillon sans même la regarder. »
La mère, offensée par l’insolence de sa belle-fille, agita les bras dans un geste de réprobation. Cendrillon, qui ne remarqua pas, ou ne voulut pas voir l’inquiétude grandissante chez sa belle-mère, invita Jane à s’asseoir près d’elle. Elle retira ses jambes pour lui céder de la place. Sa sœur, ayant vite oublié l’incident, prit place sans plus attendre. Mais à peine installée, Cendrillon plaça ses pieds sur ses genoux.
« Jane, aurais-tu la bonté de me les masser ? demanda-t-elle en esquissant un charmant sourire.
— Sont-ils propres ?
— Comme toujours, Jane comme toujours ! affirma-t-elle en écartant ses orteils. »
Jane pencha la tête et ouvrit grand les yeux, comme pour les inspecter en détail. Dès qu’elle eut achevé son examen, elle se mit à les masser avec une intensité dont seule Cendrillon pouvait comprendre le degré de son implication. Contrairement à la légende, Cendrillon chaussait du 41 et avait du mal à trouver chaussure à son pied.
Anne, qui était assise à lire près de la cheminée et qui n’avait pas dit un mot jusqu’alors, ferma soudainement son livre, le jeta sur la table et s’écria : « Cendrillon, peux-tu nous raconter une histoire ? »
Son intonation sous-entendait qu’elle intervenait uniquement pour rappeler sa présence. La grande sœur fit semblant de ne pas l’avoir entendue et lui demanda de répéter sa question.
« Je te disais, si c’était possible de nous raconter une histoire ?
— Je ne sais pas trop… je suis un peu fatiguée, mais si tu y tiens, je prendrai le temps de considérer ta demande. »
Anne avança lentement vers ses sœurs, telle une reine s’apprêtant à monter sur son trône, et, de sa main, leur fit signe de s’écarter pour lui céder de la place. Mais comme Cendrillon souhaitait rester allongée, elle lui expliqua qu’il lui fallait s’installer par terre si elle tenait tant à son histoire. Celle-ci s’exécuta immédiatement et s’assit en tailleur comme un dicible attendant calmement l’enseignement de son maitre. En s’apprêtant à écouter sa grande sœur, elle prenait plaisir à défaire les faux plis de sa robe qui apparaissaient au fur et à mesure de ses légers mouvements.
Mais au moment où la conteuse voulut commencer, la belle-mère lui fit remarquer qu’elle n’avait pas préparé le gâteau comme elle l’avait promis.
« Belle-maman, répondit Cendrillon en jouant avec l’une de ses mèches, il fallait me le rappeler plus tôt. J’ai déjà nettoyé la cuisine. En plus, je n’ai pas assez d’œufs… pas assez de lait ni de farine ! »
Clouée par l’argument de sa belle-fille, sachant très bien pourquoi tous ces ingrédients manquaient, la mère se rassit en gardant ses remarques pour plus tard. Mais elle ne put rester ainsi très longtemps ; une chose lui brûlait les lèvres. Depuis qu’elle avait reçu la lettre ce matin-là, elle n’avait qu’une envie : l’exposer à tout le monde. Son cœur débordait de joie. Mais voyant que Cendrillon et ses filles étaient occupées, elle décida avec peine de garder tout cela pour elle, au moins jusqu’au soir.
« Peux-tu nous raconter l’histoire du fermier qui, en cherchant à défier le prince, se transforma en une bête hideuse ? demanda Anne, les yeux pétillants.
— Non, Anouchka ! intervint rapidement Jane, cette histoire, elle nous l’a racontée mille fois. De plus, tu es la seule à l’apprécier. J’aimerais bien que tu nous racontes une nouvelle, Cendrillon. Mais, s’il te plaît, je ne veux pas que la fin se passe sur un bateau.
— Toutes mes histoires finissent sur un bateau, voyons ! Sauf celle du fermier. »
Jane, n’ayant plus d’argument, s’arrêta de masser, vexée. Cendrillon, se sentant contrainte de modifier la fin de l’une de ses histoires, céda aux exigences de sa sœur cadette. Mais avant de commencer, elle bougea frénétiquement ses pieds, lui insinuant de continuer le massage.
« Il était une fois, ou peut-être pas. Dans une lointaine contrée, ou plutôt proche de notre ville, une charmante petite… »
La belle-mère, ne tenant plus en place, se leva, marcha quelques pas, puis revint à sa place. Ses filles, absorbées par l’histoire, n’avaient rien remarqué. Quant à Cendrillon, elle avait deviné depuis un moment ce qui la mettait dans tous ses états, puisque c’était elle qui lui avait ramené le courrier.
La belle-mère n’en pouvait plus ; elle avait hâte que l’histoire prenne fin. Soudain, la porte du salon s’ouvrit et Persil, le chien, fit son entrée. Les yeux enfouis sous un amas de poils, il sauta sur sa maîtresse allongée, l’engloutissant au milieu de sa bave. Les deux filles poussèrent des cris de joie et prirent chacune leur tour le chien dans les bras. Persil, aussi balourd qu’un mouton n’arrivait pas à tenir en place. Tantôt il galopait en faisant le fanfaron, tantôt il s’allongeait sur le dos pour observer tout ce beau monde à l’envers. Amusée par les comportements du chien, la belle-mère ne put se contenir davantage et cracha son secret :
— J’ai le plaisir de vous annoncer que, le samedi vingt-quatre, nous sommes toutes conviées au bal du roi ! s’écria-t-elle d’un trait, sans même prendre le temps de respirer.
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