Le prince 2/3
« Pourquoi avez-vous invité uniquement la classe moyenne ? l’interrogea-t-elle pour changer de sujet. »
Ravi que la conversation ait pris une autre tournure, le prince répondit avec empressement : « Eh bien, mademoiselle, c’est une longue histoire !
— Allez-y, racontez-la-moi ! Je n’ai pas toute la nuit, mais j’ai au moins jusqu’à minuit. »
Le prince étira ses jambes pour les dégourdir et se massant les genoux, il reprit : « Tout d’abord, je suis profondément honoré qu’en raison de cette décision de ne sélectionner qu’une seule catégorie d’individus, j’ai eu l’immense privilège de faire votre connaissance.
— Vous vous emballez trop vite, altesse ! Mais ce n'est pas la question. Continuez, s'il vous plaît ! »
Ne se rendant pas compte de l’embarrassante remarque, le prince se racla la gorge, comme s’il s’apprêtait à s’adresser à son public. Il tira délicatement sur ses manches et avança vers lui son épée. Pendant ce temps, Cendrillon épiait chaque geste qu’il faisait, amusée par sa mise en scène.
« Depuis quelque temps, reprit-il, le peuple exprime son mécontentement face aux décisions prises à la cour. Certains s'en plaignent sans relâche, critiquant ce qu'ils ne comprennent guère et s'arrogeant le droit de donner leur avis. Ils ont même osé remettre en question notre légitimité au trône. La colère gronde dans les rues du royaume, bien que rien ne la justifie. C'est pour cette raison que le conseiller du roi a présenté cette décision… »
Cendrillon ne croyait pas ses oreilles, se demandant comment un homme d’État qui semblait intelligent pouvait vivre dans un tel déni.
« Donc, d’après vous, cette colère n’est pas fondée ? interrompit-elle, fatiguée d’entendre ses bêtises.
— Absolument pas ! C’est un peuple gâteux, ignorant des chances qu’il a !
— Éclairez-moi, car j’ai du mal à me rappeler en quoi elles consistent.
— Nous possédons l’armée la plus puissante de tout le continent ! Les habitants sont protégés à toute heure, jour et nuit. C’est en grande partie grâce à notre engagement qu’ils peuvent trouver le sommeil en toute sérénité chaque soir.
— Je tiens à vous préciser, altesse, que notre royaume ne s’est pas fait attaquer depuis belle lurette ! Les barbares en ont eu marre de nous envahir, pour finir, ils sont rentrés chez eux plus pauvres qu’à leur arrivée, car ils avaient pitié de notre misérable état ! C’est cela qui les a dissuadés de nous rendre visite, non l’armée dont vous vous vantez ! En revanche, quand il s’agit de nous taxer, là vous vous y prenez si bien, mon prince !
Il avait vaguement entendu dire par les chevaliers du roi que des Vikings avaient pratiqué l’aumône lors d’une conquête, mais cette nouvelle était devenue tellement honteuse qu’on parler devenait tabou. Sa colère se réveilla lentement, dès qu’il entendit son dernier reproche, mais au lieu qu’elle s’exprime en des remarques malveillantes, elle se rendormit car son propriétaire réussi à se calmer. Il déclara sur un ton plus joyeux : « Oublions tout cela ! Acceptez-vous, mademoiselle, de danser avec moi ?
— Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous jugez important d’inviter uniquement les personnes de notre rang. »
Le prince hésitait à répondre, craignant de s’aventurer sur un terrain où Cendrillon risquerait encore de le coincer. Il réfléchit avant d’affirmer et formula un discours qu’il avait appris par cœur : « Il est de notoriété publique que, quelles que soient nos entreprises, les nobles demeureront toujours à nos côtés. Les dépravés, quant à eux, manquent de la bravoure requise pour se soulever contre l'ordre établi. En revanche, il est indéniable que ce sont les membres de votre rang qui suscitent le plus d'échos et de tumulte. C'est dans cette optique que le conseiller du roi a jugé pertinent de suggérer une alliance entre mon auguste personne et l'une des filles de notre peuple. Une telle union est non seulement sage, mais elle pourrait également prévenir l'émergence d'une révolution, menace qui plane sur notre royaume.
— Est-ce vraiment le conseil d’un haut de la cour ? demanda-t-elle comme si elle se parlait à elle-même. Votre conseiller n’a pas l’air très avisé pour sortir une idée pareille. Si j’étais à sa place, j’aurais mieux fait !
— Et qu’auriez-vous suggéré ?
— Que le roi et vous appreniez, tout d’abord, à écouter les demandes du peuple ! Parfois, les solutions sont simples. Vous n’avez pas à chercher plus loin pour les trouver, continua-t-elle en descendant de la table, bon ! Ce n’est pas que je m’ennuie avec vous, mais j’ai un couvre-feu à respecter !
— S’il vous plaît, accordez-moi au moins une danse avant que vous partiez !
— Il est déjà onze heures et demie. Je dois vraiment être sur la route, sinon je vais devoir rentrer à pied.
— N’êtes-vous pas venue en calèche ? demanda-t-il, étonné.
— Si ; mais à minuit, ma voiture se transformera en une poignée de champignons, et mon cocher retournera vers ses origines. D’ailleurs, je dois le voir avant qu’il ne se métamorphose.
Le prince resta là, perplexe, ne sachant quoi répondre devant tant d’incompréhension. Il se sentit obligé de lui offrir son aide.
— Nous avons ici tout ce qu’il faut pour que vous puissiez rentrer chez vous en toute sécurité. Il suffit que vous le décidiez.
— Dans ce cas, allez me chercher une autre tenue ! dit-elle en se dirigeant vers la sortie.
Heureux, le prince lui proposa de le suivre tout en l’interrogeant sur le genre de vêtements qu’elle aimerait porter. À sa grande surprise, il fut abasourdi d’apprendre qu’elle voulait la tenue d’un garde. Il insista sur le fait qu’une robe de femme serait plus appropriée, mais elle s’obstinait sur sa première demande. Le jeune homme finit par accepter l’idée que cette fille n’en finirait pas de le surprendre.
La cuisine donnait directement sur un long couloir. Pour accéder à la salle du bal, il fallait tourner à droite. Cependant, le garde que Cendrillon avait choisi se trouvait tout au fond, à gauche. Le prince voulut l’appeler, mais Cendrillon lui suggéra qu’il serait plus judicieux de se déplacer. Elle justifia sa décision en expliquant qu’elle n’aurait pas aimé qu’il expose la situation devant elle.
« Êtes-vous sûr que le garde là-bas a la même taille que vous ? Car si vous l’avez mesuré de la même manière que vous avez calculé la distance entre le dessert et vous, je crois bien qu’on est mal partis ! déclara-t-il en riant avant de se retirer. »
Cendrillon sourit de bon cœur et le regarda s’éloigné. Profitant de son inattention, la jeune fille souleva à peine sa robe pour ne pas se prendre les pieds et se mit à courir à l’allure d’un chameau, sans même regarder derrière elle. Elle prit la direction inverse, celle qui menait vers la salle du bal. Les servants qui avaient été congédiés de cuisine quelque temps auparavant et qui maintenant se trouvaient en plein milieu du couloir la freinèrent dans son élan, mais elle réussit avec peine de s’en défaire. Ils se demandèrent ce qui s’était passé entre eux pour qu’elle prenne ses jambes à son coup et s’enfuit de la sorte. Ils jetèrent des regardes vers le prince et comprirent, bien vite, que ce dernier ignorait ce qui se tramer derrière son dos.
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