Le prince 3/3
Pendant que Cendrillon se précipitait vers la sortie, elle tomba nez à nez avec Anne.
« Te voilà enfin ! Je n’ai pas arrêté de te chercher, où étais-tu donc passée ?
— Et depuis quand ai-je des comptes à te rendre, jeune sœur ? répliqua-t-elle, sans même ralentir sa cadence.
— Tu disparais sans prévenir et je me retrouve seule pendant que Jane enchaîne les danses avec le même cavalier ! révéla Anne, amèrement. Tu pourrais, au moins, t’arrêter quelques secondes et m’écouter, enfin ! »
Les deux jeunes filles se trouvaient, à cet instant, à l’extérieur de la salle de bal, l’une face à l’autre, en haut des escaliers qui menaient vers le grand jardin. Cendrillon, à bout de patience, voulut riposter en demandant à sa sœur de s’écarter de son chemin, mais elle ne fit rien. Bien qu’elle se retînt de divulguer des méchancetés, elle ne put dissimuler son agacement et, d’un ton nonchalant, s’exclama : « Je t’écoute, Anouchka ! Qu’as-tu à me dire de si important ?
— Je voudrais que tu restes près de moi, je ne sais plus quoi faire sans vous deux ! De plus, j’ai trop mangé. J’ai goûté à tout ce qu’il y avait sur la table.
— Pourquoi n’irais-tu pas bavarder avec Bertrand, le fils du boucher ? l’interrogea-t-elle, tout en fixant l’horloge du château. J’ai bien cru qu’il t’avait tapé à l’œil !
— J’aurais bien aimé, hélas, il y a trop de filles qui l’entourent ! Mais… enfin, que fais-tu ? interrogea-t-elle, en observant avec stupéfaction son interlocutrice. »
Avec l’une de ses mains, Cendrillon s’était appuyée sur l’épaule de sa sœur pour se déchausser. Voilà que maintenant, elle lui tendait l’une de ses pantoufles.
« Je comprends tous tes problèmes, Anouchka, mais là, j’ai besoin de ton aide. Tu dois garder mes pantoufles, elles m’empêchent de courir ! »
Anne resta sans voix face à la beauté envoûtante de la pantoufle de verre que sa sœur lui confiait. Jamais elle n'avait contemplé une telle merveille. Ce chef-d'œuvre, délicatement façonné, laissait filtrer la lumière d'une manière enchanteresse, tout en renvoyant des éclats étincelants, tel un diamant précieux. Les bordures étaient ornées de pétales de fleurs finement sculptés, recouverts d'une peinture dorée qui scintillait doucement sous la lumière des lampadaires. Il ne faisait aucun doute que cette pièce était l'œuvre d'un artiste miniaturiste au talent exceptionnel. Cendrillon qui n’était pas portée sur ce genre de détails n’avait pas remarqué tout cela. Cependant, malgré la beauté indéniable de cette pantoufle, sa taille disproportionnée semblait faire disparaître tout son éclat et sa grâce.
« Comment vais-je finir ma soirée en les ayant entre les mains ? Je ne peux même pas les ranger dans mes poches intérieures, elles sont immenses ! remarqua Anne en étouffant maladroitement un rire. On dirait des bateaux, finit-elle par remarquer. »
S’il y avait bien une chose que Cendrillon avait du mal à tolérer, c’était qu’on se moque de ses pieds. Anne avait critiqué ouvertement ses chaussures au moment où elle était le plus pressée. Elle se tordait de rire comme pour en rajouter une couche. Cendrillon, qui ne pouvait plus se contrôler, flanqua un grand coup de talon sur les petits pieds de sa sœur. Celle-ci grimaça de douleur en s’écriant : « Mais qu’est-ce qui te prend ?
— Ce n’est pas ma faute, rectifia la grande sœur en affichant un air faussement navré, c’est de la part de des habitants du bateau ! Maintenant, reprit-elle en se déchaussant de l’autre pieds… garde les précieusement, et gare à toi si tu les perds ! »
A l’aide d’une grimace, Anne décida d’obtempérer et les rangea aussitôt dans ses poches. Mais où avait-elle la tête ? Il ne fallait jamais parler des pieds de son aînée au risque de la vexer.
Le brouhaha qu’elles entendirent, venant de l’intérieur de la salle de bal, les obligea à accélérer leur affaire. Cendrillon s’imagina que le prince s’était rendu compte du tour qu’elle lui avait joué et que désormais, en colère, il s’activait pour la rattraper. Elle se précipita en descendant les escaliers tout en continuant à menacer sa jeune sœur : « Gare à toi, Anouchka, si tu lui donne mon identité ! Si j’apprends que c’est le cas… »
Elle n'eut pas le temps de terminer sa pensée que le prince s'approchait d'elle, l'air déterminé, levant la main pour lui donner l'ordre de s'arrêter. Dans un élan de panique, elle saisit les bords de sa robe et se mit à courir aussi vite que possible, pieds nus, sur les marches glacées du château.
Cherchant un moyen de lui échapper, elle décida de se réfugier dans le labyrinthe, espérant y déjouer sa poursuite tout en cherchant la sortie. Étonnamment, elle ne rencontra aucune difficulté à naviguer à travers les méandres du jardin, comme si une force invisible la guidait. Lorsqu'elle parvint à en sortir si rapidement, elle se sentit admirative de sa propre agilité, ignorant qu'elle devait cette aide précieuse à Oudina, la fée, sans quoi elle se serait probablement perdue dans ce dédale jusqu'au lever du jour .
Les deux gardes qui, plus tôt, ne l’avaient pas laissée rentrer, cédèrent le passage sans rien dire. Ignorant tout le remue-ménage qui se produisait derrière eux pour la retrouver. Les deux hommes l’observèrent s’éloigner.
« Tiens donc ! La dernière arrivée, la première à partir ! remarqua l’un d’eux à voix haute.
— Si seulement nous étions invités, dit l’autre, nous serions restés jusqu’à la dernière minute. »
Le prince, familier du labyrinthe, parvint à la sortie quelques minutes plus tard. Et comme elle n’était plus à l’intérieur, il se dirigea d'un pas rapide vers l'entrée principale du château. Il interrogea les deux gardes sur la direction prise par la jeune fille, mais ceux-ci, déconcertés, ne purent lui indiquer son chemin. La fée, une fois de plus, avait agi, effaçant simplement leurs souvenirs.
Furieux, il opéra un demi-tour. La demoiselle qui se tenait précédemment à ses côtés était restée là, immobile, en haut des escaliers. « Peut-être que cette jeune fille saura m'éclairer ! » se dit-il, une lueur d'espoir brillant dans ses yeux.
D'un ton autoritaire, il interpella Anne au sujet de la fugitive. Les menaces bien fondées de sa grande sœur l'avaient poussée à tisser un mensonge si habile qu'il finit par y croire. Elle lui raconta que la jeune fille lui avait demandé de l'aide pour trouver une voiture afin de rentrer chez elle. Le prince la scruta en silence, cherchant sur son visage rond la marque d'un mensonge récemment concocté. Cependant, l'air naïf et enfantin d'Anne le dissuada de douter. Désespéré, il décida de retourner dans la salle et d'interroger d'autres personnes qui pourraient la connaître.
Mais alors qu'il s'apprêtait à gravir les marches, un bruit attira son attention. C'était le fracas d'un objet tombant au sol. En se retournant, il aperçut Anne en train de ramasser une pantoufle de verre.
« Dieu merci, elle ne s’est pas cassée ! s’exclama-t-elle, en expirant bruyamment, oubliant déjà qu’elle n’était pas seule.
— Donnez-la-moi ! ordonna-t-il sur un ton autoritaire.
La jeune fille le regarda comme si elle venait de se rendre compte de sa présence. Il fallait qu’elle trouve vite un justificatif à ce qu’elle avait dans sa poche.
« Pourquoi devrais-je vous la rendre ? marmonna Anne, en s’apprêtant un rôle qu’elle savait si bien jouer. La fugitive me l’a confiée en espérant faire un échange avec le service que je devais lui rendre… Si vous n’étiez pas intervenu, j’aurais déjà la deuxième pantoufle. »
Anne fut elle-même épatée par la rapidité avec laquelle elle avait construit son mensonge. Cette attitude renforça sa confiance en elle et elle se mit à le fixer comme si elle n’avait rien à se reprocher tout en cachant la deuxième paire.
En s’aidant de son regard bleu, froid et menaçant, le prince déclara : « Si vous ne voulez pas vous retrouver prisonnière à compter vos jours dans un cachot, vous devrez mieux me la livrer.
— Vous êtes le prince, n’est-ce pas ? s’exclama-t-elle, fière de l’avoir découvert. »
Le prince resta figé sans cligner des yeux. Il se contenta de tendre la main pour qu’elle lui remette la pantoufle. Anne fit ce qu’il attendait, sachant qu’elle ne pouvait faire autrement, mais elle ne put s’empêcher de lui poser la question : « Qu’avez-vous fait à cette jeune fille pour qu’elle s’enfuie de cette manière, Altesse ? »
Le prince, qui ne s’attendait pas à une telle question, hésita avant de répondre. Une question que tout son entourage risquait de lui poser. Il devait trouver une explication convaincante pour faire taire toutes les mauvaises langues.
« Elle agit ainsi dans le but de captiver mon attention, déclara-t-il en commençant à croire à son propre mensonge.
— Quelle drôle d’idée ! Pourquoi aurait-elle fait ça ? demanda Anne, avec une naïveté sincère.
— Pour éveiller en moi une curiosité profonde ! Ses manières délicates et ses gestes subtils m’inspirent une fascination qui transcende mon quotidien, déclara-t-il avec un regard enflammé. »
La jeune fille n’était pas sûre que sa grande sœur possédât toutes ces caractéristiques. Elle n’avait aucune délicatesse et ne cherchait à éveiller la curiosité de personne ; elle parlait franchement sans jamais faire d’allusion. S’il y avait bien une chose dont Anne était sûre, c’était que le prince ne lui plaisait pas.
Il n’attendit pas que la jeune fille au visage rond ait le temps de répondre qu’il était déjà parti. C’est le cœur plein d’espoir que le jeune prince décida de poursuivre sa soirée.
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