Sur le chemin du retour

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Cendrillon scrutait attentivement les cochers qui, dans l'espoir de voir leurs passagers, attendaient avec impatience leur retour, tout en regardant le spectacle qui se jouait devant eux. Au milieu de la foule, elle aperçut Victor le rat, captivant son auditoire avec une histoire mouvementée. Il gesticulait de manière exagérée, cherchant à impressionner ses spectateurs. Ses boucles de cheveux dansaient au gré de ses mouvements désordonnés, tandis qu'il accompagnait ses récits de gestes inattendus et déséquilibrés. Cendrillon comprit rapidement que la bouteille de rhum qu'il tenait entre ses mains était en grande partie responsable de cet état.

D'un ton ferme, elle dispersa l'assemblée en formulant quelques reproches bien fondés, puis agrippa Victor par l'épaule. Celui-ci tituba en la suivant vers la fontaine. Cendrillon jeta un coup d'œil inquiet à l'horloge pendant qu'elle l'aidait à se rincer le visage. Soudain, il glissa et tomba à la renverse, s'étalant sur le sol, tout en serrant sa bouteille avec une détermination comique. Son sourire d'ivrogne, illuminé par la lueur de la lune, mettait en valeur ses attrayantes fossettes. Cendrillon se demandait comment un homme si séduisant pouvait sombrer dans le néant de la magie pour redevenir simplement un rat.

Lassée par la complexité de la situation, elle décida de lâcher prise, fermant les yeux tout en comptant les douze coups de minuit résonnant dans l'air. Lorsqu'elle les rouvrit, elle ne put cacher sa surprise en constatant que Victor n'avait pas subi de transformation. Certes, il était dans une position ridicule, mais il était toujours là ! Cependant, la tenue et la coiffure de la jeune fille avaient bel et bien disparu. À la place, elle se trouva, pieds nus, vêtue d'une tenue d'homme, celle d'un garde.

« Mince alors ! Cette petite dame oublie toujours de me chausser, » remarqua-t-elle, sans plus s'étonner.

Cendrillon hésitait entre croire qu'il s'agissait d'une simple erreur de la part de la magicienne — après tout, cette soi-disant fée n'avait pas été très habile dans ses formules — ou penser qu'Oudina savait parfaitement ce qu'elle faisait.

Elle interrogea Victor sur l'emplacement de la voiture. Avec un peu de chance, la calèche serait restée intacte. Victor, levant la tête, scruta les alentours, puis, avec un sourire un peu niais, pointa du doigt droit devant lui.

Travestie en homme et toujours pieds nus, Cendrillon avança vers l'endroit indiqué. Malheureusement, l'inévitable s'était produit. Un homme, pris pour un fou, hurlait à qui voulait l'entendre qu'il avait vu la calèche se transformer en champignons. Elle l'agrippa par l'épaule et lui chuchota à l'oreille : « Croyez-moi, Monsieur ! Avec un peu de curcuma et de coriandre, ces champignons seront un festin ! »

Elle embrassa les bouts de ses doigts à l'italienne, accompagnant le geste de sa déclaration : « Molto bene ! »

L'homme, distrait par son intervention, la regarda s'éloigner, perplexe, sans comprendre le sens de ses paroles.

Victor était toujours étendu sur le sol, occupé à gratter une saleté incrustée sur sa bouteille. Cendrillon l’aida à se relever tout en lui exposant la situation : « On va devoir trouver un autre moyen de retourner chez nous. N’auriez-vous pas un ami parmi ces gars-là qui pourrait nous aider ? Vous aviez l’air de bien vous amuser ! »

— Cendrillon, je crois que je vais vomir… »

Il n’avait pas fini de parler qu’il se pencha pour se soulager. Avec un naturel déconcertant, la jeune fille s'inclina à son tour et observa son déversée.

« Eh bien, mon pote, il y en avait dedans ! s’exclama-t-elle, sans la moindre répugnance. De la carotte ! reprit-elle. Des lentilles et du… c’est quoi ce truc vert, là-bas ? »

Victor, visiblement mal en point, lui fit signe de se taire et de l’aider à se relever. Ils passèrent un moment à chercher une âme charitable prête à les raccompagner. Cendrillon prenait les devants, tandis que le jeune homme peinait à se maintenir sur ses jambes. Finalement, un vieux cocher qui n’avait pas dents leur proposa son aide. « Avec un peu de chance, leurs maîtres n’auront pas remarqué mon absence, puisqu’ils ont l’intention de rester jusqu’à l’aube, » leur assura-t-il.

Le vieux les déposa à l’entrée de la forêt, comme convenu et s’en alla en esquissant son magnifique sourire, celui où il cache le vide qui avait dans sa bouche. Le jeune cocher, encore étourdit, s’assit sur une pierre, se tenant la tête entre les mains et demanda « Quel est le programme ?

— D’abord, nous allons chercher Persil, puis nous rentrerons à la maison, répondit-elle.

— Êtes-vous sûre qu’elle sera de bonne humeur ? Vous semblez avoir égaré ses pantoufles, remarqua-t-il en désignant ses pieds nus.

— Je ne les ai pas perdues. D’ailleurs, à ce propos, Victor, auriez-vous l’amabilité de me porter ? Comme vous le voyez, je ne peux pas pénétrer dans la forêt sans chaussures… mes petits pieds vont souffrir. »

Victor, encore chancelant, les regardait, un sourire niais sur les lèvres. Il savait qu’ils n’avaient rien de petit, mais le regard noir de la jeune fille, qui avait deviné ses pensées, le poussa à se ressaisir. « J’aimerais bien vous porter, mais vous n’êtes pas si légère. À tout moment, je pourrais reprendre mon apparence de rat.

— S'il vous plaît, Victor, prenez-moi sur votre dos ! Je vous promets que je me ratatinerai tellement que vous ne ressentirez rien. Et si jamais vous vous transformez, je ferai en sorte de ne pas vous écraser. »

Le cocher resta un instant pensif. Il ne la connaissait que depuis peu, mais il avait vite compris que contredire Cendrillon était une bataille perdue d’avance. Il s'accroupit alors, à la manière d’un chevalier adoubé, et lui proposa de grimper avant qu'il ne change d’avis. Comme à son habitude, elle le fit sans aucune délicatesse. Les grimaces du cocher trahissaient sa souffrance, mais il était désormais engagé dans cette aventure.

Pendant leur escapade dans les bois, Cendrillon, toute fière de ses performances, se mit à chanter. Elle eut cependant la délicatesse de demander à Victor si cela ne le dérangeait pas. Ce dernier, visiblement encore ivre et peinant à avancer, répondit rapidement que cela lui était égal tant que c’était la dernière. Elle acquiesça, mais à peine avait-elle terminé une chanson qu’elle en entamait une autre. Après un long moment, épuisé, le cocher s’écroula au sol. Cendrillon s'assit près de lui et continua à vocaliser. Victor la regardait, un sourire amusé aux lèvres, réalisant qu’il avait affaire à une jeune fille au caractère bien singulier.

« Comment faites-vous pour sembler si insouciante alors que vous portez toute la charge de votre famille sur vos épaules ? » l’interrogea-t-il soudainement.

La jeune fille haussait les épaules en signe de désarroi, tout en continuant ses fredonnements. Victor, souriant, laissa apparaître ses charmantes fossettes. Il en conclut que cette Cendrillon était vraiment atypique.

Une fois arrivés près de Persil, ils constatèrent qu’une jeune femme se tenait là, à la place de la vieille dame. Elle avait de longs cheveux dorés qui, même attachés, lui tombaient à la cheville. Ses grands yeux marrons, son nez pointu et sa petite bouche lui conféraient un air à la fois majestueux et mystérieux. Sa robe en satin bleu nuit était parsemée de petites étoiles argentées, scintillant comme si elles dansaient dans l’obscurité. C’était indéniablement un signe de magie.

À la vue de sa maîtresse, le chien accourut vers elle, lui réservant un accueil des plus chaleureux. Peut-être pensait-il qu’il ne la reverrait plus ! Il se retournait sur lui-même, tirant sur ses mains avec son museau pour attirer des caresses.

« Où est donc passée la petite dame de tout à l’heure ? » murmura Cendrillon à Victor, tout en massant les poils frisés de la bête.

« Ne me reconnais-tu pas ? » s’exclama la jeune femme avec un sourire engageant.

Cendrillon, qui avait, au début, délibérément ignoré l’inconnue, la scruta de la tête aux pieds, cherchant dans ses souvenirs une rencontre éventuelle. Elle lui semblait familière, mais où aurait-elle pu la croiser ? Il y avait quelque chose dans son regard qui laissait penser que la vieille fée et cette jeune femme n’étaient qu’une seule et même personne.

« Êtes-vous cette fée, Oudina, qui a kidnappé mon chien pour me forcer à aller au bal ? » déclara-t-elle, suspicieuse.

— Kidnappé ! Tu exagères un peu, non ? rétorqua la jeune femme, un éclat de malice dans les yeux. »

— Je suis franche et directe. Je ne crains pas de dire la vérité.

— Tu ne mentionnes que ce qui t’arrange ! s’exclama la fée, exaspérée. Je t’ai permis de te faire remarquer. Le prince n’a pas pu échapper à ton charme.

— Possible ! N’empêche que je ne vous ai rien demandé, lâcha-t-elle sans la moindre gêne. À propos, pourquoi avez-vous changé d’apparence ?

La bonne fée, sidérée par le franc-parler de Cendrillon, réprima péniblement sa colère. Elle s'approcha d'elle et décida de répondre, sur un ton calme, à sa question.

« Tous les soirs, après minuit, je reprends mon apparence d'autrefois. Et pour cela, j'ai besoin de ma propre magie pour me métamorphoser. Comme tu le vois, à cette heure-ci, j'ai besoin de mes sortilèges !»

— Et pourquoi cherchez-vous à paraître aussi jeune ? Avez-vous quelqu’un à épater ?

— Je vois que tu n’as plus mes pantoufles, remarqua la jeune femme, tentant de changer de sujet.

— Ne vous inquiétez pas. Je vous les apporterai dès que possible...

— Il n’a jamais été question pour toi de les emprunter aussi longtemps, interrompit la fée d’un air hautain, tout en rejetant une mèche de cheveux qui lui échappait.

— Comme elles m’empêchaient de courir, je les ai confiées à Anouchka. Je sais prendre soin des choses, contrairement à vous.

Oudina sursauta à cette dernière remarque et chercha Victor du regard, désireuse de partager sa consternation. Le jeune homme haussait légèrement les épaules, manifestant son impuissance face à cette situation. Décidément, elle ne pouvait compter que sur elle-même pour gérer cette effrontée de filleule.

« Jeune fille, as-tu oublié tes bonnes manières ?

— Vous m’avez vêtue de vêtements d’homme. Je veux seulement savoir ce que vous avez fait de ma robe. D’ailleurs, ce n’est pas la mienne, mais celle d’Anouchka.

— Si je t’ai habillée dans une telle tenue, c’est pour t’apprendre à ne pas te moquer du prince. Rappelle-toi, c’est toi-même qui lui as demandé de t’en procurer. »

La jeune fille retint son souffle, ne sachant pas ce qui l’agaçait le plus : le fait que ses faits et gestes soient épiés ou que son mensonge soit mis au jour.

« Je sais que je n’aurais pas dû mentir, reconnut-elle avec franchise, mais ce genre d’individu ne sait pas lâcher l’affaire. Comme il détient le pouvoir, il se croit tout permis. Il aurait pu me séquestrer et ne pas me laisser rentrer… Il fallait bien que je trouve une ruse pour m’enfuir. »

— Vous le jugez bien trop vite ! intervint cette fois-ci Victor, qui n’avait pas prononcé un mot depuis son arrivée, ayant pris sa défonce par pure solidarité masculine. Il se peut qu’il veuille simplement danser. »

Cendrillon réfléchit un moment à ses propos. C’était une supposition recevable, mais elle était convaincue que le prince n’était pas de ce genre. À ses yeux, il était égocentrique et obstiné, ne voyant dans son peuple que des esclaves au service de ses intérêts.

« Vous êtes un peu trop naïf, Victor ! Mais je ne vous en veux pas pour autant, déclara-t-elle en dépoussiérant ses pieds. Il y a quelques heures, vous n’étiez qu’un rat.

— Vous ne manquez pas d’occasion de me le rappeler, remarqua le cocher avec froideur. Pour vous, mon origine ne peut qu'altérer mon jugement. »

Ne sachant quoi répondre, Cendrillon baissa la tête et glissa ses mains dans les poches de son pantalon.

« Si ma sœur s’aperçoit que j’ai égaré sa robe, avoua-t-elle pour détourner la conversation, je vais passer un mauvais quart d’heure. »

Aussitôt, la fée saisit l’occasion pour la contredire. Elle se racla la gorge et reprit avec vivacité : « Son opinion t’importe peu, pourquoi en fais-tu toute une histoire ? »

— Vous êtes vraiment de mauvaise langue, lança Cendrillon, vexée.

— Il me semble que tu as pris cette robe sans son autorisation, riposta la fée en marchant lentement autour de la jeune fille, en faisant d’elle le centre d’un cercle. Bien que ce soit toi-même qui lui aies offert, donner c’est donner, reprendre c’est voler !

— Vous dramatisez un peu trop ! Ce sont des choses qui arrivent entre sœurs.

— Si je devais citer le nombre de fois où tu as été injuste envers ta famille, continua la fée sur un ton de reproche, je n’en finirais pas. Tu te plains toujours de leur tempérament, mais tu es incapable de les laisser faire quoi que ce soit. Tu n’es jamais satisfaite de leur ménage, de leur cuisine ou de leur couture, car tu crois que personne ne peut faire mieux que toi. Comment veux-tu qu’elles excellent si tu ne leur donnes pas leur chance ? »

Elle marqua une pause pour observer l’impact de ses paroles sur son interlocutrice, sans toutefois s’arrêter de tourner autour de Cendrillon, puis reprit : « Tu sais, Cendrillon, un dicton dit qu’il y a le choix entre deux vaches : celle qui produit 25 litres et celle qui produit 30 litres. Cependant, cette dernière te donne un coup de patte après t’avoir donné son lait. Tu es comme cette vache de 30 litres. Tu gâches bien des choses avec ton tempérament, alors qu’en réalité, tu donnes beaucoup. »

— Vous savez quoi ? interrompit Cendrillon en fronçant les sourcils et en croisant les bras. Je préfère de loin, quand vous étiez petite et vieille !

Elle attrapa son chien par le cou et déclara : « Puisque vous ne voulez pas me rendre ma robe, je compte repartir ! Allez, viens, Persil. Nous n’avons plus rien à faire ici. »

Elle tenta de le faire avancer, mais le chien restait immobile, aussi raide qu'une statue.

« Ce n’est pas la peine de le forcer, protesta la fée. Le chien n’ira nulle part tant que vous n’aurez pas ramené mes pantoufles ! »

— Oh, mais vous avez du toupet ! s’exclama Cendrillon, se retournant vers le chien, elle reprit… Si tu ne bouges pas ton derrière, immédiatement, je te promets que je vais laisser le chat de Jane faire ce qu'il veut dans la maison. Je te préviens, Persil, Maurice viendra autant qu'il voudra dormir sur mon lit ! »

Le chien continuait à la fixer, immobile. Hormis sa queue qui remuait, il n’envisageait aucun autre mouvement.

« Ce n’est pas la peine d’insister, remarqua la fée. La pauvre bête est sous un sortilège. Voilà ce que je te propose, Cendrillon : le chien contre mes pantoufles. »

La jeune fille, qui ne semblait pas écouter, tenta de soulever son chien, mais il était aussi lourd qu’un cheval. Bien qu’elle ait l’impression qu’il était cloué au sol, elle continuait de s’adresser à lui comme si tout cela dépendait de lui.

« Tu vois, Persil, cette dame ne connaît même pas ton nom. Pourquoi tiens-tu tant à rester près d’elle ?»

Le chien la regardait, la langue pendante, agitant frénétiquement sa queue. Voyant qu’elle n’arriverait à rien, Cendrillon finit par conclure en direction d’Oudina : « Dès que j’aurai récupéré vos pantoufles, vous me rendrez Persil et la robe. En attendant, je garde le rat ! »

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