une virée dans la grange
Sur le chemin du retour, Victor, visiblement désemparé, n'osait pas trop solliciter son accompagnatrice. Celle-ci, contrariée par les propos de la fée quelques instants plus tôt, semblait soudainement assombrie. Elle marchait à ses côtés, les yeux rivés au sol, faisant attention à chaque pas qu'elle posait. Ses poings étaient crispés, comme pour réprimer une colère qu'elle ne souhaitait pas révéler. Les paroles de la fée l'avaient visiblement affectée. Était-elle aussi peu avenante avec sa propre famille pour qu'une étrangère lui reproche tant de choses ? Personne n'avait le droit de la juger. Elle faisait tout pour les rendre heureux, et nul ne pouvait lui imposer une opinion différente de la sienne.
Pour tenter de la distraire, le jeune homme commença à lui raconter ses aventures avec les rats des champs. Ne sachant pas comment interpréter son comportement, il avait tout de même l'impression d'avoir réussi à détourner son attention. Pourtant, au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans ses explications, il sentait son intérêt diminuer. Finalement, il lui demanda de partager ses pensées.
« Ce n'est pas que je n'apprécie pas vos histoires, mais je ne peux plus garder cela pour moi, » déclara-t-elle en se massant la plante des pieds. « Je suis outrée par le comportement de cette soi-disant Oudina. Elle ressemble davantage à une usurière qu'à une marraine, la bonne fée. »
S'arrêtant soudainement, elle leva les yeux au ciel, comme si elle essayait d'attraper une idée qui lui échappait ; puis, avec un regard inquisiteur, elle reprit : « Êtes-vous sûr de bien connaître cette vieille dame ? »
Le jeune homme s’arrêta à son tour, réfléchissant à la manière de répondre sans dévoiler davantage sur son passé.
« Elle n’est pas mauvaise, » finit-il par confier avec un sourire amusé. « C’est vrai qu’elle peut sembler têtue parfois, mais elle n’aime pas prêter ses affaires sous contrainte. »
— Vous voulez dire que je l’ai forcée à me les donner ? demanda-t-elle, d’un air contrarié, avant de se mettre à accélérer le pas.
— Cendrillon, vous savez très bien que c’est le cas ! s’exclama-t-il en essayant de la rattraper.
— Mais c’est elle qui a commencé en kidnappant mon chien !
— C’était pour votre bien… Elle avait de nobles intentions.
— Pourquoi prétend-elle savoir ce qui est le mieux pour moi ? s’indigna-t-elle en marchant de plus en plus vite. On dirait que je suis incapable de me prendre en charge.
Victor s’arrêta et tira Cendrillon par le bras pour l’obliger à faire de même. Il se plaça face à elle et, avec délicatesse, orienta son menton afin qu’ils croisent leurs regards.
« Vous n’avez plus de parents. Une âme charitable qui vous veut du bien, ça ne se refuse pas. Tout ce qu’elle souhaite, c’est vous assurer un avenir. Comme moi, d’ailleurs. Tant que je serai sous cette forme, je veillerai sur vous. »
La sincérité des paroles du jeune homme toucha profondément Cendrillon. La proximité qui s’était installée entre eux la perturba, et elle détourna le regard, reprenant sa marche sans faire attention à où elle mettait les pieds.
— Vous dites que je n’ai pas de parents, reprit-elle sur un ton de reproche pour masquer sa gêne. N’oubliez pas que j’ai toujours une famille ! Ma belle-mère et mes sœurs, même si elles ne sont pas parfaites, m’apportent beaucoup !
Victor, ayant touché un point sensible, la regarda s’éloigner sans pouvoir intervenir. Il commençait à comprendre la place qu’occupait cette famille, sans lien de sang, dans son cœur. À aucun moment, il ne chercha à lui prouver leur manque d’amour ; c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour témoigner de son affection.
Elle lui fit signe de la main de poursuivre leur chemin, lui annonçant que la maison n’était pas loin.
— Vous allez habiter dans la grange, déclara Cendrillon en se frottant la plante des pieds une fois arrivés. Je n’ose pas vous présenter à ma belle-mère. C’est un peu trop tôt pour ça.
Le jeune homme ne comprenait pas pourquoi elle ressentait le besoin de l’introduire. Il était là, probablement, juste pour une nuit. Pourtant, cette grange représentait pour lui un lieu chargé de souvenirs. L’odeur du foin, qui chatouillait ses narines humaines, lui rappelait le plaisir de s’y rouler.
— Venez avec moi, proposa Victor en la tirant par le bras, faillant la faire trébucher sur le sol. J’ai quelque chose à vous montrer, ajouta-t-il en entrant dans la grange.
Curieuse de l’agitation du jeune homme, elle se laissa guider sans rien dire. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Victor souleva un tas de foin sur le côté et décolla une planche du sol, révélant les habitants cachés en dessous : une douzaine de rongeurs blottis les uns contre les autres.
« Voici Namsi, ma plus jeune sœur, accompagnée de ses trois petits, annonça-t-il, les yeux pétillants d'affection. Elle ne manque jamais de leur faire des reproches, car ils ont le don de laisser traîner leurs affaires. Un peu plus bas, vous pouvez voir mon oncle, Cloute et sa compagne Martine, tous deux grands amateurs d'œufs pourris. Ils passent leur temps à fouiller dans les déchets des voisins, rivalisant pour ramener la nourriture la plus répugnante. Sur le flanc, là-bas, mon frère, Clape et ses cinq enfants. Ils sont connus pour s'infiltrer dans votre cuisine. Comme votre chat n’arrive pas à les attraper, ils reviennent sans cesse malgré ses efforts pour les déloger. Regardez comme ils s’amusent ! Ils ne craignent pas notre présence... Je crois qu’ils m’ont reconnue. Ne les trouvez-vous pas adorables ? »
Cendrillon, figée comme une statue de marbre, les yeux écarquillés tout au long de cette présentation, crut un instant qu'elle ne retrouverait jamais la parole ni l'appétit après cette expérience. Dès qu’elle entendit la question de Victor, elle se mit à gesticuler comme si ses membres étaient engourdis et qu'il lui fallait se mouvoir pour retrouver la liberté de ses gestes. Elle racla sa gorge et, avec une grimace de dégout, s'exclama en désignant les rongeurs du doigt : « Oh Victor, mon cher Victor. Un lapereau, c’est mignon ! Un bébé écureuil est adorable… ou même un castoré. Mais, pour l’amour du ciel, ne m’obligez pas à trouver ces créatures-là mignonnes ! »
Le jeune homme, dont le sourire était resté accroché à ses lèvres, mit un moment avant de saisir le sens de ses mots.
« Je vois ! finit-il par déclarer, son regard empreint de tristesse et une pointe de déception dans la voix. Pour vous, la beauté n’existe que pour certains animaux. Je vous croyais plus ouverte d’esprit.
— Ne soyez pas vexé ! Même la personne la plus tolérante aurait été écœurée par leur vue. Comprenez-moi, Victor, ce genre de bête ce n’est pas mon truc. Peut-être qu’avec le temps, je pourrais changer d’avis… qui sait !
Victor, offensé, ne trouva pas les mots. Elle lui avait gâché cette joie que l’on ressent souvent lors de la présentation de ses proches. Il avança de quelques pas, se laissa tomber sur le tas de foin mis de côté et s’allongea, poussant un profond soupir.
« Vous savez quoi ? reprit-elle avec aisance en s’asseyant près de lui. Vous connaissez sûrement Bérangère, la fille du boucher. Eh bien, celle-là, je ne pouvais pas la piffrer. Vous savez quoi… maintenant, même ses défauts, je les adore… »
Cendrillon, fidèle à elle-même, exagérait dans ses propos. Elle ne possédait pas cette tolérance dont elle se vantait tant. Certes, les défauts de la fille du boucher pouvaient parfois l’amuser, mais de là à les aimer, c’était trop dire.
Avant même qu’elle ne finisse son point de vue, un dialogue à peine audible se fit entendre, à l’extérieur de la grange, se rapprochant de plus en plus. Sans la moindre délicatesse, Cendrillon sauta sur Victor pour lui tenir la bouche fermée et chuchota à son oreille qu’il fallait se taire, alors qu’il ne parlait pas à cet instant-là. Il resta figé dans cette position, sans protester, mais la fusillant du regard.
C’étaient les voix d’un homme et d’une femme.
« Vous devez vous calmer, madame. Je suis certaine que nous ne nous inquiétons pour rien. Elle a dû s’endormir quelque part, expliqua l’homme en toussant.
— Il me reste à vérifier près de l’étang. C’est le seul endroit que nous n’avons pas encore visité. »
À cet instant, Cendrillon reconnut sa belle-mère, qui semblait garder son sang-froid malgré une pointe d’inquiétude dans la voix. Bien qu’elle ne pût la voir de là où elle était, elle imaginait que sa marâtre tenait précieusement son médaillon entre les mains, comme chaque fois qu’une chose la tracassait.
« L’étang ? s’étonna Monsieur Fil en se raclant la gorge. C’est un endroit particulièrement dangereux, Madame. Je crains que nous n’arrivions trop tard et qu’elle ne se soit noyée.
— Monsieur Fil ! reprit la belle-mère, irritée. Vous dites tout et son contraire. Pour l’amour du ciel… taisez-vous ! »
Le vieux cocher s’excusa de manière plutôt maladroite, tout en maintenant sa théorie selon laquelle elle s’était noyée. Les voix de la marâtre et de Monsieur Fil commencèrent, peu à peu, à s’évanouir dans le silence de la nuit, suggérant qu’ils s’éloignaient. Victor, toujours la bouche bâillonnée, lui fit un signe de la tête pour qu’elle le lâche. Dès que Cendrillon retira ses mains, il se leva, dépoussiéra ses affaires et, sans la regarder, ordonna : « Allez-y, Cendrillon, rattrapez-la avant qu’elle ne s’éloigne. Elle vous croit en danger.
— Pas question ! répondit-elle, imitant les gestes de son partenaire. Pour une fois que l’on s’inquiète pour moi, je ne vais pas m’en priver. »
Victor fronça les sourcils, visiblement désireux de la dissuader. Mais au lieu d’obtempérer, elle s’enfonça dans son idée, cherchant les meilleures excuses.
« Vous ne comprenez absolument rien, Victor, expliqua-t-elle, sans avoir froid aux yeux, tout en massant ses pieds. Ma belle-mère a de gros problèmes de santé. Ses genoux ne fonctionnent plus aussi bien qu’autrefois. Cette escapade près de l’étang ne pourra que lui faire du bien. »
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