tout le monde à la maison
Cendrillon s'efforçait désespérément de convaincre Victor de chasser sa petite famille. Mais, voyant que cela n’était pas négociable, elle se laissa aller à des explications, affirmant qu'elle aurait aimé qu’il les déplace dans un autre endroit, comme dans la grange des voisins. Cependant, le jeune homme ne voulait rien entendre : « Ma famille ne bougera pas, un point c’est tout ! »
Néanmoins, ils parvinrent à un compromis. Victor cloua le parquet, marquant ainsi une séparation des espaces. La jeune fille finit par accepter que les petits rongeurs aient désormais le droit d'occuper les zones sous le plancher.
Cendrillon sortit de la grange sur la pointe des pieds, tel un voleur amateur s'apprêtant à commettre son premier délit. Elle avançait, puis s'arrêtait, guettant le retour de sa belle-mère. Elle avait déjà oublié que, quelques instants plus tôt, le bruit du marteau de Victor en pleine nuit aurait pu inciter la marâtre à revenir sur ses pas. Mais de telles contradictions n'avaient jamais troublé sa logique. Elle était déterminée à faire croire à sa belle-mère qu'elle avait cherché Persil toute la soirée, dissimulant ainsi son escapade au bal. Mais avant cela, il lui fallait prévenir et préparer ses sœurs à ce nouveau mensonge.
Quelques minutes auparavant, ses sœurs venaient tout juste de rentrer. Épuisées, elles n'avaient même pas remarqué l'absence de certains membres de la famille. Elles montèrent, dans un silence des plus absolus, chacune dans sa chambre. Ce qui était certain, c'est que les deux sœurs ne partageaient pas la même impression concernant leur soirée. Alors qu'Anne se repassait sans cesse et anxieusement la même scène avec le prince, frustrée de ne pas avoir dit telle ou telle chose pour le séduire, Jane, au contraire, était ravie de son expérience. Non seulement elle avait ignoré le monologue incessant de sa petite sœur sur des futilités, mais elle n’avait également eu aucun scrupule à ne pas lui donner raison, comme elle le faisait d’ordinaire. Le fait d’avoir dansé avec le même cavalier tout au long de la soirée l’avait entièrement bouleversée. Elle venait de réaliser, avec une profonde joie, qu'elle pouvait plaire.
Anne lui avait demandé de lui prêter son partenaire. Mais Jane avait répondu qu’un cavalier ne se prêtait pas comme on prêterait une robe. Cette remarque avait plongé la petite sœur dans une fureur noire et avait été le déclencheur de sa mauvaise humeur. Juste au moment où elles se séparèrent pour regagner chacune sa chambre, Anne révéla d’une voix triste : « Tu aurais au moins pu me laisser danser avec lui, alors que tu as bien remarqué que j'étais seule toute la soirée. » Sans attendre de réponse, elle ferma la porte derrière elle.
Ne sachant quoi répondre, Jane resta muette. Elle venait tout juste de réaliser que sa joie, bien qu'elle ne l'ait pas exprimée explicitement, était peut-être la source du chagrin de sa petite sœur. Un sentiment de culpabilité l’envahit, qui lui susurrait comme une vieille grand-mère qui radote et qui répète, sans cesse, la même chose qu’elle avait causé du tort sans le vouloir. En même temps, une colère, dont elle percevait l’origine, la submergea. Anne venait de lui gâcher les débuts de son amourette.
Se disputer pour une figure masculine faisait partie de leurs habitudes. Cependant, cette fois-ci, c’était différent. Ralph, le chevalier, avait clairement exprimé son désir de danser uniquement avec l'une d'entre elles, ce qui compliquait, considérablement, la situation. Comment pouvait-elle se réjouir de cela alors que sa sœur n’avait personne ? Ce sentiment de compassion envers elle était, d’une certaine manière, inédit. Elle décida d’aller demander conseil à Cendrillon. Même si cette dernière ne connaissait rien aux histoires de cœur, elle saurait apaiser sa culpabilité et refroidir cet attendrissement naissant pour Anne. En descendant les escaliers, elle tomba nez à nez avec celle qu’elle cherchait, sans même prêter attention à la tenue qu'elle portait.
Les paroles de la fée commençaient à peser sur notre héroïne, si bien qu’elle se sentait mal à l'aise en pensant à sa jeune sœur, puisqu’elle n’avait pas réussi à récupérer sa robe. Mais dès qu'elle aperçut Jane en haut de l’escalier, elle fut aussitôt soulagée.
« Jane, ma chère ! s’exclama Cendrillon d’un ton enjoué. Promets-moi que tu ne parleras pas à belle-maman de ma brève apparition dans la soirée.
— Évidemment que je ne vais pas lui dire, répondit Jane sans lever la tête, absorbée par le frottement du bout sale de sa robe.
— Pourquoi est-ce si évident pour toi ? demanda la grande sœur, feignant l’étonnement en même temps qu’elle regardait sa sœur, en train d’exécuter, avec admiration.
— Parce que, quoi que tu fasses, Cendrillon, tu nous dis toujours de ne pas le dire. C’est ta phrase fétiche, constata Jane, les yeux rivés sur la tâche. »
Mais en levant la tête, la cadette remarqua soudain les vêtements de son aînée et changea immédiatement d’expression. « Pourquoi es-tu déguisée en garde ? Où est ta belle robe ? »
Cendrillon observa ses habits comme si elle venait de les découvrir et répondit avec un sourire : « Ah ça ! C’est une longue histoire. Peut-être que je devrais m’habiller comme ça dorénavant. « Bon, ce n’est pas tout, ajouta-t-elle pour clore la discussion. Je dois laver mes pieds, glisser dans mon lit et faire le dodo le plus mérité du monde. »
Elle s’avança de quelques pas pour embrasser sa sœur sur le front, puis, tout en la tenant par les épaules, elle ajouta : « Je compte sur toi pour exagérer auprès de belle-maman sur le fait que j’ai passé toute une soirée à chercher Persil, » dit-elle en lui lançant un clin d'œil.
— Oui, mais j'aimerais te parler au sujet d’Anouchka…
— Pas ce soir, Jane. Pas ce soir, l’interrompit-elle en lui mettant l’index sur les lèvres.
Avant même que sa sœur puisse répondre, Cendrillon remontait en courant.
La belle-mère rentra de son escapade, extrêmement fatiguée. Traînant les pieds, elle monta les escaliers sans aucune vigueur. Inquiète de la disparition de sa belle-fille, elle décida, avec peine, de jeter un dernier coup d’œil dans sa chambre. Peut-être que celle-ci, par miracle, était réapparue.
Toutes ses craintes et ses peurs, qui lui avaient construit des scénarios alarmistes, s’estompèrent aussitôt qu’elle ouvrit la porte. Elle expira profondément, soulagée de voir Cendrillon affalée sur le lit. Surprise, elle constata que sa belle-fille ne s’était pas mise en chemise de nuit, mais était étrangement vêtue. Allongée, les jambes écartées, avec un filament de bave coulant jusqu’à son cou, Cendrillon ronflait plus fort qu’à son habitude.
La marâtre s’approcha d’elle, murmurant des louanges à son égard. Cependant, sa colère surgit tel un tigre trop longtemps retenu en cage, prêt à tout saccager sur son passage. Elle ressentit une vive envie de la réveiller en la secouant, puis de la sermonner en lui disant qu’elle avait manqué la soirée à cause d’elle. Mais son visage, assombri par la rage, s’adoucit aussitôt qu’elle remarqua ses pieds sales.
« Elle a dû être tellement absorbée par la recherche du chien qu’elle a oublié ses chaussures, » pensa-t-elle en la couvrant.
Mais ce qui intrigua tant la belle-mère, c’était que Cendrillon, connue pour être la grande maniaque de tout le royaume, avait omis de nettoyer ses pieds.
Au moment où la belle-mère déposa sa main pour en nettoyer un, Cendrillon, prise d’un réflexe inconscient, réagit comme une convulsion se propageant du bas vers le haut. Elle rabattit violemment ses jambes vers elle, puis les étira à la manière d’un chat. D’un coup de pied, comme un lapin, elle frappa la paillasse avec force. La belle-mère, ayant retiré sa main pour la poser sur son torse, fit aussitôt une grimace de frayeur. Elle fut sidérée par les réactions que pouvait avoir sa belle-fille, même en dormant.
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