une visite de beau matin

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Cendrillon fut réveillée par le chuchotement, incessant, derrière sa porte. Jane et Anne se disputaient à voix basse, du moins c’est ce qu’il lui semblait. Contrairement à d’habitude, Cendrillon s’était levée après ses sœurs et ne comprenant pas ce qu’il se passé, trouva leur comportement bien étrange.

« Je te dis qu’il ne faut pas la déranger, expliqua Jane dans un murmure. Je gère la situation !

— Tu parles, tu as absolument tout brûlé ! Je t’avais dit de l’attendre, mais tu ne m’as pas écoutée.

— Ce n’est pas si terrible que ça, précisa naïvement la cadette. Il suffit juste de gratter le brûlé avec un couteau et puis le tour est joué. »

Cendrillon, agacée par ces discussions qui se tenaient devant sa porte, s’étonna d’être dérangée par de telles balivernes de beau matin. Elle s’étira, bailla en se frottant les yeux, puis hurla à en casser la voix : « Qu’est-ce que c’est que tout ce boucan ? Il est impossible de dormir !

— Ce n’est rien ! se pressa de préciser Jane, inquiète. Je suis en train de préparer le petit déjeuner. Et Anne trouve le moyen de me critiquer.

— Ce n’est pas vrai, contesta Anne en ouvrant cette fois-ci la porte de la chambre, laissant entrevoir sa tête ronde. Il faut que tu voies dans quel état est la cuisine. »

Aussitôt qu’elle entendit cet argument, la grande sœur se leva de son lit, enfila sa robe de chambre et descendit les escaliers tout en se frictionnant vigoureusement le visage, manquant de sommeil. Bien qu’elle ne fût pas encore tout à fait réveillée, elle avait eu la sagesse de ne pas salir ses chaussons, se rappelant qu’elle avait omis de nettoyer ses pieds la veille. Son irritabilité atteignit son paroxysme dès qu’elle pénétra dans sa pièce préférée. La table soigneusement rangée la veille, était maintenant un véritable champ de bataille. Du pain cramé gisait par-ci par-là, des coquilles d’œufs jonchaient le sol de manière chaotique, tandis que des casseroles sales s’entassaient dans une grande cuvette, laissant échapper une odeur désagréable. Un gâteau, raté, qui n’avait pas réussi à gonfler était noyait dans un grand moule. Et, le plus surprenant, fut la présence d’une poule qui semblait mouillée et qui caquetait bruyamment dans la cuisine. Avait-elle tenté de la faire bouillir sans prendre le temps de l’abattre ?

Cendrillon chercha intérieurement les plus ignobles insultes susceptibles de satisfaire sa colère. Elle voulait que Jane ressente la même peine dont elle était victime. Comment avait-elle osé saccager un endroit aussi sacré ? Il était convenu, même si cela n’avait jamais été explicitement dit, que seule Cendrillon avait le droit de s’y introduire. Cependant, gâcher la joie de sa petite sœur risquait d’être périlleux. Non pas que les paroles de la fée eurent un effet, mais les larmes de Jane s’avéraient fatales. Fixant son regard dans les airs et dissimulant ses sanglots en jouant du piano, elle avait toujours eu une façon particulière d’exprimer son chagrin. Et bien entendu, cette attitude bouleversait entièrement notre héroïne. Elle avait la ferme intention d’avaler sa colère et de ne pas provoquer des pleurnicheries, inutiles, de bon matin.

« Y a-t-il quelque chose de comestible malgré les dégâts ? » déclara Cendrillon sereinement, tout en dépoussiérant la table de sa main.

Anne fut frappée par le sang-froid dont sa sœur faisait preuve. Comment pouvait-elle rester si calme face à une telle catastrophe ? D’habitude, Cendrillon hurlait si fort que même les voisins, à l’autre bout de la ferme, le remarquaient après coup.

« Si cela avait été moi qui avais causé tout cela, remarqua Anne en fronçant les sourcils, tu n’aurais jamais réagi de cette façon !

— Peut-être bien ! confirma Cendrillon avec indifférence, tout en continuant à épousseter la paillasse. »

Après avoir nettoyé ses pieds et accepté l’aide de Jane pour ranger la cuisine et préparer un petit déjeuner aussi copieux que pendant les jours de fête, Cendrillon dressa la table avec soin, veillant à la décorer élégamment. L’horloge indiquait neuf heures du matin.

Succombant à sa gourmandise, Anne s’asseyait toujours la première. Elle se servait avant tout le monde et, avant même d’avoir fini son assiette, demandait qu’on lui en réserve davantage pour plus tard. Jane, quant à elle, se servait avec délicatesse des quelques ingrédients de son repas. Elle prenait son temps pour les disposer harmonieusement avant de les déguster. Cette attention au détail fascinait toujours ses sœurs. Pourquoi ressentait-elle le besoin de faire cela avant de les engloutir ? Elle répondait souvent à leurs regards interrogateurs que l'esthétique était une étape essentielle pour savourer pleinement la dégustation.

Cendrillon était ambidextre. Peu importe la main qu’elle utilisait, elle sirotait son thé avec soin, veillant à poser ses lèvres du même côté. Elle posait sa tasse sur la table et la faisait toujours pivoter de manière que l’anse soit équidistante de ses deux mains. Ce rituel, bien respecté, la faisait passer aux yeux de tous pour une personne très maniaque.

Ce matin-là, contrairement à d’habitude, la belle-mère ne descendit pas. Elle était restée au lit à cause d’une douleur et avait demandé à ne pas être dérangée.

« Elle a dû manger quelque chose d’inconvenant hier soir, déclara Cendrillon, fixant un point dans les airs tout en dégustant son thé.

— Tu racontes n’importe quoi ! intervint Anne par le réflexe de contredire, la bouche pleine d’un morceau d’omelette. Elle n’a rien pris… elle est sortie tout de suite te chercher.

— C’est à cause de son manque d’exercice, se pressa-t-elle de justifier, réalisant les sous-entendus qui pesaient sur elle. Je lui dis tout le temps de bouger… de ne pas passer toute la journée sans rien faire.

Cendrillon n’était pas prête à admettre qu’elle pouvait être responsable de l’état dans lequel se trouvait sa belle-mère. D’ailleurs, elle avait toujours agi de manière autonome depuis son jeune âge, pour ne rien devoir à personne. Si sa belle-mère avait choisi de venir la chercher plutôt que de profiter de la soirée, c’était uniquement sa décision, et elle n’en était nullement responsable. Cependant, elle avait laissé sa belle-mère se rendre à l’étang et n’avait rien fait pour la retenir. La culpabilité commençait à se faire sentir, et elle dut rapidement trouver un autre sujet.

« J’ai quelqu’un à vous présenter ! » déclara Cendrillon pour faire diversion.

Aussitôt, elle se leva, avant même d’observer leurs réactions, et commença à garnir un plateau. Les deux sœurs la regardèrent, perplexes, ne comprenant pas ce qu’elle était en train de faire.

« Est-ce pour maman ? demanda l’une d’entre elles.

— Non, répliqua Cendrillon sans se déconcentrer de son activité, j’ai quelqu’un de très important à vous introduire. Cette personne, c’est… »

Avant même qu’elle ne finisse sa phrase, le bruit d’une calèche qui s’approchait de leur maison se fit entendre.

Aussitôt, les trois sœurs, comme s’il ne s’agissait que d’une seule personne, se dirigèrent vers la fenêtre avec la même démarche et le même état d’esprit. Elles n’avaient pas eu, souvent, de visites si bien que dès qu’elles entendaient le bruit de la voiture, une joie immense les submergeait. La joie de découvrir l’inconnue était toujours une agréable surprise. D’un même élan, elles avancèrent la tête pour voir qui était le visiteur. Une jeune fille, vêtue d’une robe en satin bleu-gris, descendit des marches de la calèche.

Jane et Anne échangèrent un regard étonné avant de sortir rapidement, pressant le pas.

« C’est Elena ! s’écrièrent-elles en chœur, notre chère et merveilleuse Elena. »

Cendrillon, surprise par l’enthousiasme de ses sœurs, les suivit jusqu’à l’entrée. Elle s’appuya sur l’encadrement de la porte, les bras croisés, laissant échapper un soupir de mécontentement tout en observant la scène qui se déroulait devant elle. Visiblement cette personne n’était pas la bienvenue.

Les deux sœurs prirent leur invitée dans leurs bras, chacune à son tour, veillant à exprimer une affection sincère.

« Doucement, les filles, on ne s'est connues que hier ! s’écria l’invitée, tentant de masquer sa joie.

— J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vues, exagéra Anne.

— Il me semble que nous ne t’avions même pas dit au revoir, reconnut Jane. »

— C’est pour cette raison que j’ai décidé de vous rendre visite, précisa la jeune fille en esquissant un sourire factice qui trahissait un mensonge. Venez par ici, mes chères amies, vous m’avez manqué. »

Cette fois-ci, elle prit chacune d’elles dans ses bras et, d’un geste affectueux, leur caressa l’épaule. Les deux sœurs semblaient comme de petites filles se laissant cajoler par une adulte.

Mêlée d’un sentiment de jalousie et de protection, Cendrillon n’aimait guère qu’une personne qu’elle ne jugeait pas digne de fréquenter, s’approche trop près de sa famille. Elle décida d’abréger les retrouvailles et intervint sans attendre : « Voyons, voyons… qui nous rend visite de bon matin ? Bérangère, la fille du boucher, en personne ! »

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