Bérengère ou Elena ?
— Cendrillon, quel plaisir de te voir ! s’exprima, sournoisement, cette dernière. On m’avait dit que les deux sœurs étaient de ta famille, mais j’avais du mal à le croire. Vous êtes si différentes.
— Nous sommes des demi-sœurs ! remarqua, cruellement, Anne en toisant Cendrillon de la tête aux pieds.
— Mais nous nous considérons comme de vraies sœurs, se pressa de clarifier Jane en lançant un clin d’œil à son aînée. »
Jane sentait que leur joie excessive vis-à-vis de l’invitée pouvait vexer leur grande sœur. Elle avait rapidement compris que Cendrillon avait déjà une idée bien arrêtée au sujet de la jeune fille et qu’elle n’hésiterait pas, une seconde, à la ridiculiser. Il fallait absolument préserver cette belle ambiance et ne pas laisser des préjugés la gâcher.
Elle se retira délicatement des bras de l’invitée afin de ne pas la froisser et regarda tendrement sa grande sœur pendant qu’elle la complimentait. « Non seulement Cendrillon s’occupe de tout dans la maison, veillant à ce que nous ne manquions de rien, mais elle est aussi notre bienfaitrice. Elle nous conte chaque soir une histoire.
— Vraiment ! s’exclama faussement étonnée la fille du boucher. Comment se fait-il qu’elle ne m’ait jamais parlé de vous ? Je suis vraiment surprise de découvrir votre lien !
Il faut dire que la fille du boucher exagérait ses manières en prenant des grands airs. Elle s’était donné le rôle d’une aristocrate, qu’elle ne savait pas très bien jouer, pour la simple raison qu’elle n’en connaissait pas dans son entourage. Depuis son jeune âge, elle avait décidé de ne pas s’exprimer ni bouger comme les autres enfants, ce qui faisait d’elle un personnage atypique. Elle avait une étrange façon d’écarter les yeux quand elle parlait et tordait souvent la bouche comme pour la rétrécir. Elle bougeait ses longs bras en cassant toujours les poignets et prenait soin d’écarter les doigts comme si elle les séchait à l’air frais. C’était un geste d’une comédienne de théâtre de son enfance qu’elle essayait d’imiter.
« Notre sœur est protectrice ! remarqua Jane, comme si elle cherchait à faire comprendre qu'aucun commentaire négatif ne devait être fait sur Cendrillon. Elle veut juste nous éviter des fâcheuses rencontres.
— Pourquoi leur avoir raconté des âneries ? intervint cette fois Cendrillon, se tournant vers l’intruse. (Elle venait de se rappeler ce que ses sœurs lui avaient dit la veille). Et puis, pourquoi te fais-tu appeler Elena ?
— Oh ! Cendrillon, ne sais-tu pas que c’est mon vrai prénom ? Bérangère, c’était le surnom que les autres enfants m’avaient donné pour se moquer de moi. Toi, tu n’étais pas mieux que les autres, tu m’as appelée Machine, souviens-toi !
— Je trouve que Machine te va à merveille ! précisa Cendrillon, s’efforçant de cacher la gêne naissante que lui inspiraient ses propos. Tu le portes si bien, ce prénom. »
Il était difficile de lui faire entendre raison quand elle s’engageait dans une conversation tel une guerrière prête à tout sacrifier. Bérangère était l'une des rares personnes qui la mettait dans cet état. Il fallait absolument la contredire sur tout ce qu’elle s’apprêtait à dire.
« Pourquoi avoir mis mes sœurs sur de fausses pistes ? continua Cendrillon en lui lançant un regard inquisiteur. Tu as prétendu que Bertrand, ton frère, était le prince.
— Ah, oui, effectivement ! affirma l’intruse en rougissant légèrement, et aussitôt elle grimaça un sourire rusé, comme si elle venait de trouver comment justifier son mensonge. « Il est tout à fait normal, dans des conditions pareilles, reprit-elle en cassant le poignet de sa main libre et en écartant les doigts, que l’individu fasse tout pour obtenir la plus grosse part du gâteau. La perle rare que tout le monde convoite. La soirée d’hier était une compétition ! Nul ne peut me reprocher de réagir de la sorte. Et puis, les filles étaient persuadées que Bertrand était le prince. Je n’ai fait que les conforter dans leur conviction. Avoir l’une d’entre elles comme belle-sœur, ça me plairait bien. »
Pour se décider laquelle elle préférait, elle agrippa les deux sœurs par la taille et les retint avec force, comme si elles cherchaient à lui échapper. Elle les examina de la tête aux pieds, chacune leur tour. Jane fut la première à s’éloigner d’elle, dissuadée par un simple regard, comme si elle disait que ce n’était pas la bonne personne. Anne, au contraire, était prête à prouver qu'elle était l’épouse parfaite tant qu’Elena voulait bien être son amie. Elle la voulait, à tout prix, dans son camp pour contrebalancer le duo formé par ses sœurs !
« Je suis sûre que tu es une personne de confiance ! » déclara Anne pour lui montrer son soutien. « Je ne t’en veux pas de nous avoir induites en erreur. Tu mérites, sincèrement, le prince ! »
— Merci, ma très chère ! Je savais que tu comprendrais, répliqua Elena en posant un baiser sur sa joue. Comme nous sommes dans le champ des aveux, je souhaiterais vous faire part du véritable but de ma visite. Je ne sais pas si vous êtes au courant… Il paraît que ce matin, la garde royale est à la recherche d’une jeune fille. »
Elle s’arrêta soudainement, cherchant l’effet de cette nouvelle sur leurs visages. Jane regarda Anne avec stupéfaction. Cette dernière se retourna et chercha sa grande sœur du regard. Cendrillon l’observa à son tour, ne laissant transparaître aucune expression. Il était difficile de comprendre ce qui se passait dans sa tête.
« Il paraît que cette jeune fille était très distinguée, continua Elena sur le ton de la révélation. Moi qui, pourtant, remarque absolument tout, je ne l’ai même pas vue passer ! déclara-t-elle en mettant sa main sur sa bouche d’un air amusé. Je suppose que si elle avait été aussi remarquable que tout le monde le prétend, je l’aurais vue. »
Elle termina sa phrase par un rire exagéré, essayant de masquer ses grimaces par des positionnements étranges de ses mains. Cette fois-ci, ses poignets couvraient sa bouche, laissant pendre ses dix doigts comme les tentacules d'une pieuvre sortant de son gosier. Même si Anne ne comprenait pas pourquoi sa bien-aimée riait, elle l’accompagna, tout de même, dans sa frénésie.
« Il ne faut pas croire que c’est une beauté, déclara Anne en étouffant ses rires, je ne l’ai pas trouvée si belle que ça, contrairement à ce qu’ils prétendent ! Elle se retourna pour observer l’effet de ses remarques sur sa grande sœur.
Cendrillon, ayant constaté les comportements maladroits de sa jeune sœur, décida d’intervenir avant qu’Anne ne dise davantage : « Je croyais que tu venais honorer ta dette. Tu me dois de l’argent, ne l’oublie pas ! Mais au lieu de ça, tu viens nous raconter les commérages du marché.
— Pour ce qui est de ma dette, on verra ça plus tard. Mais aujourd’hui, je viens rechercher cette soi-disant jeune fille.
Les trois sœurs se regardèrent, étonnées, si bien que l’aînée se pressa de continuer : « Et pourquoi viens-tu la chercher ici ? »
Elena les observa à tour de rôle avec un sourire malicieux. Ses yeux exprimaient malgré le silence qu'elle savait de qui il s’agissait. Elle finit par dire, avant que son audience ne s’impatiente : « Toutes les personnes présentes à la soirée ignorent l’identité de la jeune fille. Et toi, Cendrillon, comme tout le monde le sait… tu n’es pas venue à la soirée. Rien d’étonnant là-dedans. Avec tes idées sur la bourgeoisie et le monde de la noblesse, on peut deviner ton absence. Mais tes sœurs, quant à elles, étaient bel et bien présentes. Elles ont sûrement dû voir quelque chose. »
Jane et Anne devenaient de plus en plus mal à l’aise. Leurs visages s’empourpraient. Elles avaient l’impression d’assister à leur procès, assises sur le banc des accusés plutôt que sur celui des témoins.
« Bertrand remarqua des choses intéressantes. "La première, c’est que cette jeune fille vous a abordée. Et la deuxième, c’est que toi, Anne, tu t’es disputée avec le prince."
— Pas du tout ! s'interrompit aussitôt Anne, se défendant. Je ne me suis pas disputée avec lui. Il m’a simplement demandé si je connaissais la jeune fille qui venait de partir !
— Bertrand t’a vue lui donner quelque chose !
— Je ne lui ai rien donné !
— Es-tu sûre ? demanda fermement Elena, comme si elle avait le droit de le savoir.
— Vas-y, Anouchka ! Dis-nous ce que tu lui as donné ! intervint cette fois-ci Cendrillon, devinant déjà de quoi il s'agissait.
Anne déglutit en entendant la voix vibrante de sa sœur derrière elle. Elle se retourna lentement et la regarda avec inquiétude avant de répondre : « Je lui ai donné la pantoufle que la jeune fille avait perdue, révéla-t-elle en serrant les poings sur sa robe.
— Pourquoi tiens-tu tant à cacher son identité ? reprit l'invitée.
— Ça suffit, Bérangère ! rétorqua Cendrillon avec fermeté. Si Anne savait quelque chose, le prince ne l’aurait jamais laissée repartir. Et puis… je t’interdis d’interroger mes sœurs sans mon consentement. Maintenant, fais-leur tes adieux et repars d’où tu viens !
La fille du boucher marmonna quelques mots inaudibles avant de se résoudre à obtempérer. Elle ouvrit largement les bras, comme pour les inviter à lui dire adieu. Cependant, contrairement à tout à l'heure, les deux sœurs s’avancèrent avec nonchalance, le cœur moins enthousiaste qu’au départ. Elles avaient déchanté aussi rapidement que l’amitié avait fleuri.
Elena les serra tendrement dans ses bras et leur promit de les revoir bientôt. Jane et Anne ne savaient pas trop comment accueillir cette promesse, alors elles l’aidèrent à monter dans sa voiture, le silence pesant entre elles.
Le cocher fit claquer son fouet et la calèche démarra, soulevant une traînée de poussière derrière elle. Anne jeta un coup d'œil furtif sur sa grande sœur, la voyant dans la même posture, appuyée sur le cadre de la porte, mais cette fois-ci, elle claquait fermement des doigts. Anne comprit que si Cendrillon agissait ainsi, c’était parce qu’elle était furieuse. Elle hésita entre fuir ou laisser sa sœur s’approcher. Mais le geste qui lui mit la puce à l’oreille fut celui de Cendrillon ajustant soigneusement ses pieds dans ses chaussures. C’était le signe qu’il était plus sage de s’éclipser, car le danger était imminent.
Cendrillon démarra si rapidement qu’Anne trébucha avant même de commencer sa course. Elle ralentit, lui laissant une chance de se relever. Mais dès qu’elle se mit debout, Anne s’enfuit à toute vitesse, poussée par un instinct de survie si puissant qu’elle parvint à échapper au danger. »
Cendrillon, essayant désespérément de rattraper sa sœur, se rendit vite compte qu'elle ne pouvait rien faire. Sa cadette était bien trop rapide. La grande décida alors de changer de tactique et d'opter pour le dialogue : « Pourquoi lui as-tu donné mes pantoufles ? cria-t-elle, essoufflée. Je t’avais pourtant demandé de les garder !
— Il ne m’a pas laissé le choix ! implora Anne, les larmes aux yeux.
— Es-tu consciente de ce que tu as fait ? À cause de toi, je ne pourrai plus retrouver Persil. »
La plus jeune n’en croyait pas ses oreilles. Comment osait-elle parler du chien en de tels moments ? Était-elle si indifférente à son égard qu'elle préférait faire passer l’animal avant elle ? Anne se posait ces questions en voyant sa sœur, folle de rage, la fixer avec une intensité déconcertante. Ce matin, Cendrillon avait montré tant de bienveillance envers Jane, créant ainsi une différence flagrante entre elles deux. Maintenant, elle s’indignait de ne plus retrouver son chien.
« Tu es vraiment injuste, Cendrillon ! s’écria-t-elle, la voix tremblante d’émotion. D’abord, tu me reprends la robe que tu m’as un jour offerte, puis tu m’obliges à garder tes pantoufles en pleine soirée ! »
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