Chapitre 4
Kenny avançait à grands pas, les lanières de son sac frappant ses hanches à chaque mouvement. Son esprit était noyé dans des pensées noires et confuses. La journée avait été longue, mais ce n'était pas la fin de l'école qui l'effrayait. Non, ce qui l'attendait chez lui, derrière la porte qui semblait toujours un peu trop fermée, c'était bien plus menaçant. Il serra les lanières de son sac, sa main crispée autour, comme pour se donner un peu de courage, mais aussi pour canaliser la colère qui bouillonnait en lui.
Encore lui. Le même vieux film, jour après jour, comme une boucle infernale dont il n’arrivait jamais à se libérer. Son père. Il savait qu'il allait encore y avoir des hurlements, des reproches, des gestes brusques. Ce n'était pas la première fois, et malheureusement, ça ne serait pas la dernière. Kenny se sentait aussi piégé que la première fois qu’il avait ouvert cette porte en rentrant chez lui, lorsqu'il avait senti que tout ce qu’il avait espéré être un refuge était en fait un autre terrain de combat.
Il tourna dans la rue sombre, ses pas résonnant dans l’air frais du soir. Il n'y avait personne, comme toujours, à cette heure-là. Les lampadaires projetaient une lumière jaunâtre qui ne faisait qu'accentuer l’obscurité des rues désertées. Ses yeux étaient rivés sur la porte de la maison, qui semblait encore plus imposante de loin, comme une bête prête à l’engloutir. Il n’y a pas d’échappatoire, pensa-t-il en s'arrêtant devant. Le simple fait d'apercevoir la silhouette de la porte lui tordait l’estomac.
Il y avait cette étrange sensation dans sa gorge, un mélange de nervosité et d'exaspération. Kenny inspira profondément avant de faire le dernier pas qui le mena dans le hall. La lumière de la cuisine brillait à travers la porte entrouverte. Il savait qu’il n’était pas seul. Il attend là. Son père. Il ne lui avait pas parlé depuis ce matin, mais Kenny sentait qu'il n’allait pas échapper à la confrontation.
"T’es en retard," la voix grave de son père se fit entendre avant même qu’il ne passe le seuil de la porte. Il était là, assis à la table, une cigarette presque consumée entre ses doigts. Ses yeux sombres fixaient Kenny sans vraiment le voir, comme s’il n’attendait qu'une raison de le détruire, encore et encore.
"Désolé," répondit Kenny d’une voix qu’il espérait calme, bien qu’une certaine tension étranglait ses mots. Il déposa son sac sur le canapé, fermant les yeux un instant pour reprendre son souffle. Ne réagis pas. C'était la règle, la seule règle qu'il avait apprise à suivre : ne pas répondre, ne pas s'opposer. Tout était toujours plus facile quand il se laissait faire, quand il disparaissait un peu plus chaque jour, quand il devenait aussi invisible que l’air qu'il respirait.
Son père souffla un long nuage de fumée avant de se lever d'un coup, la chaise raclant le sol dans un bruit strident.
"Tu m’as encore menti, hein ? Tu crois vraiment que je suis dupe ?" La phrase était lancée comme une accusation, mais elle n’attendait aucune réponse. C’était la même scène qu'à chaque fois, un combat verbal où Kenny savait que s’il ouvrait la bouche, il perdrait.
"Non, je…" Il s’arrêta, sentant la chaleur de la colère monter en lui. Mais il se força à ne rien dire, à se rendre invisible à nouveau, à se fondre dans l'ombre du père qui l’observait avec mépris.
"T’es qu’un fardeau," lâcha son père, sans aucune émotion dans la voix, comme si ces mots étaient devenus aussi banals que le bruit de la télévision en fond. Kenny serra les dents, son corps tout entier tendu. Mais il resta là, sans bouger, sans répliquer. C’était inutile de lutter. Il savait que rien ne changerait, que la scène se répéterait chaque soir. Son père n’était qu’un fantôme de colère, et Kenny était devenu le spectateur muet de cette haine qui, chaque jour, s’immisçait un peu plus dans sa vie.
Les yeux de son père se braquèrent sur lui un instant, cherchant une faille, un signe de faiblesse. Kenny n’en donna aucun. Il se força à respirer lentement, à rester calme. Tu n’es qu’une ombre, pensa-t-il en serrant les poings dans ses poches. Tu n’es rien, mais ce n’est pas grave. Pas cette fois.
Puis, sans un mot de plus, il tourna les talons et monta les escaliers, sa chambre étant la seule pièce où il pourrait enfin respirer sans que l’air ne lui brûle les poumons. Mais en marchant, il savait que cette journée-là, comme toutes les autres, laisserait des cicatrices invisibles.
Kenny était là, assis à son bureau, mais ses yeux étaient fixés sur rien en particulier. Il feuilletait ses devoirs sans y prêter attention, ses pensées loin de la page. Il s'était habitué à ce vide, à cette sensation de déconnexion qui l’envahissait dès qu’il essayait de se concentrer. Il attrapa son téléphone, espérant un peu d'évasion. Il composa le numéro de son ami, mais son esprit était ailleurs, dans une pièce qu'il voulait fuir à tout prix. Les sons des coups de ceinture résonnaient déjà dans sa tête, tout comme les hurlements de son père.
"Allô ?" La voix familière de son ami arriva comme un havre de paix, bien que distante. Kenny chercha du réconfort dans cette conversation, un peu de répit, même si au fond il savait que rien ne changerait vraiment.
"Hé, ça va ?" demanda-t-il, essayant de dissimuler la nervosité dans sa voix, mais il n'y parvint pas. La tension était palpable. Le poids du silence de la maison se faisait plus lourd à chaque seconde qui passait. Il n’avait pas le temps de fuir cette réalité, mais au moins il pouvait se raccrocher à cette voix, à cet instant.
"Ouais, ça va... Et toi ?" La réponse de son ami était inquiète, plus douce que ce que Kenny méritait. Il n'était pas vraiment là, dans cette conversation. Il n'était jamais là, tout comme il n'était jamais vraiment chez lui.
"Je vais bien," répondit Kenny en forçant un sourire dans sa voix, bien qu’il sache que ce sourire était faux. Ses yeux se posèrent sur la porte de sa chambre, et une vague de terreur envahit son ventre. Il n'avait pas le temps de mentir, pas cette fois.
"Je fais mes devoirs." La phrase était vide. Il n'arrivait même pas à croire ce qu'il disait. Il n'arrivait même pas à y croire lui-même.
Le bruit des pas sur les escaliers résonna comme un écho dans son crâne. Il savait ce qui allait arriver. Le téléphone dans sa main semblait devenir plus lourd. Il entendit la poignée tourner, suivie du bruit de la porte qui s'ouvrait en un grincement sinistre. Son père entra dans la pièce, une silhouette massive, ses yeux injectés de colère. La ceinture brillait entre ses doigts, prête à frapper.
"Alors, fils de pute, t'as décidé d'ignorer tes devoirs, hein ?" Le ton de son père était tout sauf amical, et il n’y avait rien de bienveillant dans cette voix. C'était une voix remplie de haine, prête à exploser à la moindre étincelle. Il n'avait même pas pris la peine de fermer la porte derrière lui, comme si la scène qui allait suivre n'était qu'une évidence.
Kenny recula instinctivement, son cœur battant à tout rompre.
"T'es vraiment un foutu déchet," hurla son père, ses yeux brûlants de rage. "Tu fais rien de ta putain de vie, et tu oses encore jouer au petit con ?" Le cri était tellement puissant que Kenny en eut mal aux oreilles. Il tenta de s’éloigner, mais la pièce était trop petite, trop confinée. Il n’avait nulle part où aller.
Son père s'avança d'un pas lourd, l'odeur de l'alcool émanant de lui, et sans préavis, il leva la ceinture.
"Tu vas voir ce que ça fait d’être un vrai homme, espèce de petit merdeux," vociféra-t-il, avant que le premier coup ne parte, coupant le silence avec un bruit sec. Kenny eut à peine le temps de réagir, la douleur frappant son dos comme une décharge électrique.
Il se tordit sous la douleur, son corps instinctivement recroquevillé, mais son père ne s'arrêta pas. Chaque coup était plus fort que le précédent, chaque insulte plus cruelle.
"Tu crois que t'es quelqu'un, hein ? Regarde-toi, t'es juste une merde qui pense qu'il peut avoir une vie !" Les mots étaient acérés, comme des lames de rasoir, et chaque frappe était un rappel brutal de sa place dans cette maison, de sa place dans ce monde.
Kenny haletait, son dos en feu, mais il n’osait pas crier. Les pleurs montaient dans sa gorge, mais il les retint. Pas de larmes. Pas de faiblesse. Parce qu'il savait que si ça ne finissait jamais, si cela continuait, il devait être prêt. Mais à cet instant précis, tout ce qu'il pouvait faire, c’était subir.
La douleur se fit plus insupportable, chaque nouveau coup le faisant plier un peu plus.
"Arrête... s’il te plaît..." Les mots franchirent finalement ses lèvres, mais son père, sourd à ses suppliques, continua sans relâche.
"Pas de pitié pour toi, connard."
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