Chapitre 9
Le bruit métallique de la fourchette contre l’assiette résonnait dans la cuisine, tranchant avec le silence tendu qui s’installait chaque soir autour de la table. La lumière jaunâtre du plafonnier fatiguait les yeux, et le repas tiède n’avait aucun goût. Archie mâchait lentement, les yeux rivés sur les pâtes, tentant d’ignorer les vibrations incessantes de son téléphone posé à côté de son verre d’eau.
Bzzz.
Bzzz.
Bzzz.
— "Tu devrais peut-être répondre, non ?", lança sa mère d’un ton léger, entre deux bouchées. "C’est la dixième fois que ça sonne. Tu as une petite copine qu’on ne connaît pas ?"
Archie releva à peine les yeux. Il sentit une chaleur lui monter au visage, non pas par gêne, mais par l’angoisse. Ses doigts se crispèrent sur la fourchette. Une petite amie... Si seulement c’était ça. Si seulement les messages disaient des choses normales, gentilles, tendres… Pas ce flot continu de haine. Pas ce poison.
— "Non, rien de tout ça..." Il força un petit sourire, faux et tremblant. "Juste... des potes de classe qui organisent une fête pour bientôt. Ils sont relous avec leurs spams, c’est tout."
Sa mère eut un petit rire et haussa les épaules. Elle semblait satisfaite de la réponse. Archie, lui, sentait ses intestins se tordre.
Il attendit que le repas se termine. Il força quelques mots, quelques sourires mécaniques. Puis, dès qu’il put s’échapper, il monta dans sa chambre et ferma la porte à double tour. Il s’assit au bord du lit, et enfin, il prit son téléphone.
“Crève.”
“On va tous savoir où tu vis maintenant.”
“T’as pensé à te jeter du pont ? Ce serait un service.”
“Putain, même ton visage me donne envie de gerber.”
Archie appuya le dos de sa main contre ses yeux. Il avait mal à la tête, mal au ventre. Et pourtant, il lisait tout. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Chaque message, chaque mot, il les laissait s’imprimer dans sa mémoire.
Il ouvrit une nouvelle note sur son téléphone. Une de plus. Une parmi des dizaines. Cette fois, il tapa :
"J’ai menti. Encore. Elle m’a demandé si quelqu’un s’intéressait à moi. J’ai menti. La vérité, c’est que tout le monde me déteste. Et moi, je suis fatigué de sourire pendant qu’on m’écrase."
Il referma l’application, posa le téléphone à l’envers, et s’allongea sur son lit. Le plafond l’observait en silence, comme s’il connaissait déjà la fin de l’histoire.
Il recula jusqu’à son lit, ses jambes fléchissant sous le poids de l’angoisse. Il s’effondra sur le matelas, les yeux brûlants, le souffle court. Les murs de sa chambre semblaient se refermer sur lui, comme si l’air lui manquait soudain. Il se redressa, prit une inspiration saccadée, puis une autre, mais son torse se contractait douloureusement à chaque tentative. Il suffoquait. Il paniquait.
Il attrapa son oreiller d’une main tremblante et le serra contre son visage, étouffant un cri désespéré qui gonflait dans sa gorge. Des images tournaient en boucle dans sa tête : les rires dans les couloirs, les insultes collées aux murs, l’urine dégoulinante dans les toilettes, les regards froids, les crachats, et le visage de Kenny, toujours là, toujours muet. Il avait cru, un instant, qu’il y avait quelque chose d’humain chez lui. Mais peut-être qu’il s’était encore trompé.
Le téléphone vibra de nouveau. Il le saisit d’un geste brusque, déverrouilla l’écran, et scrola. Des centaines de messages. “Tu devrais crever.” “T’es un putain de cafard.” “Personne va te pleurer.” Un dernier message s’ouvrit. “Franchement si t’es pas mort demain, c’est que t’es lâche en plus d’être inutile.”
Alors, dans un élan mêlé de rage et de désespoir, il ouvrit l’application où tout le monde pouvait voir. Ses doigts tapaient sans réfléchir, avec une précision glacée.
“Je voulais juste vivre. Juste respirer un peu. Vous m’avez tous vidé. Je suis plus qu’une coquille. Si un jour vous vous demandez pourquoi, lisez vos messages. C’est vous. Tous. Vous m’avez tué avant même que je saute. Ciao.”
Il resta figé quelques secondes. Puis il appuya sur “Publier”. Le message partit, porté dans la tempête numérique, visible à tous.
Il posa le téléphone sur sa table de chevet, le regard vide, le cœur battant toujours aussi vite. Il avait franchi une ligne. Pas vers la colère. Pas vers la vengeance. Mais vers le vide. Et au fond de lui, il se demanda : Est-ce que quelqu’un l’avait vu ?
La nuit était tombée sur le quartier, enveloppant les rues d’un voile lourd et opaque. Archie, le cœur en miettes, avait descendu l’escalier en silence, tenant ses chaussures à la main pour ne pas faire de bruit. Ses parents regardaient la télévision dans le salon, rieurs et insouciants, loin d’imaginer la tempête qui secouait leur fils. Il ouvrit la porte d’entrée avec précaution, referma derrière lui, et s’engouffra dans l’obscurité.
Ses écouteurs vissés dans les oreilles, il lança une playlist triste. Les accords lents et mélancoliques remplirent son crâne, couvrant le tumulte intérieur, masquant le bourdonnement sinistre de ses pensées. Il marchait sans vraiment regarder où il allait, mais ses pieds savaient déjà. Il connaissait ce chemin par cœur. Il avait pris sa décision il y a longtemps, mais ce soir, il l’exécutait.
Les rues étaient désertes. Quelques passants, absorbés par leurs téléphones ou pressés de rentrer, le dépassèrent sans un mot. Personne ne le vit. Personne ne le salua. Archie était une silhouette invisible dans un monde trop bruyant. Même maintenant, alors qu’il marchait vers la fin, il n’existait pas aux yeux des autres. Et peut-être que c’était mieux ainsi.
Son téléphone vibrait encore dans sa poche. Il ne regardait même plus les messages. Il savait ce qu’ils contenaient. Il savait que demain, ces mêmes personnes feraient semblant de s’étonner, de pleurer, d’écrire des messages de “prévention”. Ils diraient qu’ils n’avaient “pas vu venir”. Il en riait presque. Un rire amer, silencieux.
Il passa devant un arrêt de bus. Une bande de lycéens éclatait de rire en se montrant quelque chose sur leur écran. Archie ne ralentit pas. Il savait qu’il était peut-être encore la cible. Son visage, son nom, son mal-être, tout était devenu une blague publique. Même sa souffrance avait été transformée en spectacle.
Il arriva devant les grilles du lycée, désertes à cette heure. Il les escalada rapidement, l’adrénaline rendant ses mouvements plus sûrs qu’à l’ordinaire. Une fois de l’autre côté, il se dirigea vers l’arrière du bâtiment, là où la vieille échelle menait au toit. Son souffle s’accélérait, non pas de peur, mais d’une étrange paix mêlée à une tristesse profonde. Tout devenait plus lent, comme figé.
Avant de grimper, il sortit son téléphone. Ses doigts tremblaient, mais il parvint à ouvrir son application. Il rédigea un dernier message, le cœur battant contre ses côtes, les joues humides.
“Merci à vous tous. Vraiment. Grâce à vous, j’ai compris à quel point je ne valais rien. Ce soir, je monte pour enfin descendre. Adieu le théâtre, adieu les couloirs, adieu les regards vides. Continuez à rire, c’est tout ce qu’il vous reste. ❤️”
Il appuya sur “Publier”. Le message fut posté. Aucun retour possible maintenant.
Ses doigts glissèrent sur les barreaux froids de l’échelle. Il grimpa sans se retourner. En haut, le vent le gifla doucement, comme une caresse glacée. Les lumières de la ville brillaient en contrebas. Archie avança jusqu’au bord, les bras légèrement écartés pour trouver son équilibre. Les battements de son cœur ralentissaient. Un calme étrange l’envahit. Enfin.
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