Chapitre 10

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"T’as vu la gueule de son message, sérieux ?", lança Nathan en étirant ses jambes sur le tapis. "J’sais pas, on dirait presque qu’il va... enfin, j’te jure, c’était bizarre."

Kenny haussa un sourcil distrait, son téléphone à la main, les yeux vissés à l’écran. Il faisait défiler sans vraiment lire, jusqu’à ce qu’un post particulier le fige. C’était Archie. Une photo floue, la nuit, une rue déserte. Et un texte court, amer, comme un point final :

“Merci pour la destruction. Le mérite vous revient. C’est fini.”

Un frisson brutal traversa sa nuque. Il se redressa d’un coup.

"Putain..."

"Quoi ?" demanda Nathan.

"Rien. Faut que j’y aille."

Il enfila sa veste, ses mains tremblantes peinant à passer les manches, et sortit de l’appartement en claquant la porte. Il tapota frénétiquement sur son téléphone. Archie, t’es où ? RÉPONDS. Aucun retour. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, une peur glacée lui nouant les entrailles.

Il courut, sans réfléchir, jusqu’à la maison d’Archie. Il connaissait l’adresse — évidemment qu’il la connaissait, il avait fait partie de ceux qui l’avaient affichée. Une tache noire dans sa mémoire. Il se présenta à la porte, essoufflé, les joues rougies par le froid et l’inquiétude.

Une femme lui ouvrit, le regard étonné, fatigué.

"Bonsoir, je... je suis dans sa classe. J’ai un truc important à lui rendre. C’est pour les cours."

Elle le scruta un instant, hésita, puis le laissa entrer. Le silence dans la maison le glaça. Il monta derrière elle, chaque marche résonnant dans son crâne. Lorsqu’elle ouvrit la porte de la chambre, son estomac se serra. Vide. La fenêtre entrouverte. La couverture pliée avec soin. Kenny sentit le sol vaciller sous ses pieds.

"Il... il est pas là ?"

"Il était dans sa chambre tout à l’heure..."

Kenny recula, les pensées en vrac, et son téléphone vibra. Une seconde publication. Une silhouette sur un toit. Un angle qu’il reconnut aussitôt.

"L’école..."

Sans réfléchir, il fonça dehors. Ses jambes le portaient plus vite qu’il n’aurait cru possible. Le lycée n’était pas loin, mais la nuit déformait les distances, allongeait les secondes comme des heures. Il haletait, le souffle court, la peur plantée dans le ventre.

Quand il aperçut la silhouette au sommet du bâtiment, ses jambes fléchirent un instant.

"ARCHIE !"

Pas de réponse. Il courut vers l’échelle rouillée, celle de l’arrière du gymnase. Elle tanguait sous son poids. Une de ses mains glissa, et il faillit basculer dans le vide. Son cœur rata un battement, mais il s’accrocha. Il devait monter. Il DEVAIT monter.

Les pieds martelèrent le toit. Le vent glacial lui fouettait le visage. Archie était là, debout au bord, les bras tremblants, les yeux fixés sur la ville. Une statue de douleur.

"ARCHIE !"

Archie ne se retourna pas.

Kenny courut. Sans réfléchir, sans respirer. Il attrapa son poignet, puis le tira violemment par les hanches, le faisant basculer en arrière. Archie chuta sur lui, et ils s’effondrèrent ensemble sur le béton du toit.

Kenny le serra contre lui, haletant, tremblant, les yeux embués.

"Tu vas pas faire ça... Tu vas pas me laisser... Tu peux pas..."

Archie ne disait rien. Mais il pleurait. Silencieusement. Et Kenny, pour la première fois depuis longtemps, comprit ce qu’était vraiment la peur. Pas celle de mourir. Mais celle de perdre quelqu’un qu’on n’a jamais su protéger.

Kenny avait agrippé la taille d’Archie comme s’il s’agissait de la dernière chose qui le retenait vivant. Ses doigts tremblaient, crispés, et son souffle était court. Archie ne bougeait pas. Il restait là, face au vide, figé. Kenny le tira doucement en arrière, lentement, comme on désarme une bombe. Il le ramena au centre du toit, loin du bord, puis s’agenouilla devant lui, le cœur cognant contre ses côtes comme un tambour de guerre.

Il n’y eut aucun mot. Rien que le vent nocturne qui sifflait entre les barreaux, et la musique étouffée qui fuyait encore des écouteurs tombés aux pieds d’Archie. Kenny tendit la main, attrapa le téléphone, coupa la musique. Il s’agenouilla à côté de lui, sans savoir quoi dire. Le silence était trop lourd. Trop chargé.

Alors il fit la seule chose qui lui parut naturelle : il le prit dans ses bras. Archie ne réagit pas au début. Il était froid, raide, comme une statue de marbre blessée par le temps. Puis, doucement, ses doigts se crispèrent contre le tissu du pull de Kenny. Il serra. Pas fort, mais assez pour que Kenny sente que, quelque part, il était encore là.

— « Dis quelque chose… s’il te plaît, » murmura Kenny. « Insulte-moi, frappe-moi… mais dis quelque chose. »

Aucune réponse. Juste un battement de paupières, un souffle plus profond. Kenny posa son front contre l’épaule d’Archie, honteux.

— « J’voulais pas… j’voulais jamais que ça aille si loin. C’était un jeu, au début. Puis j’ai continué. Et je t’ai vu tomber. Je t’ai vu encaisser sans jamais rien dire. Et moi… moi j’disais rien non plus. »

Il sentit Archie tressaillir légèrement. Puis, enfin, la voix du garçon brisa le silence, rauque, tremblante :

— « Tu as toujours voulu ça, non ? Me voir craquer. Pourquoi tu m’en empêches maintenant ? »

Kenny releva les yeux, déconcerté. Ce n’était pas une question, c’était un coup de poignard. Et il n’avait pas de réponse valable. Il baissa la tête, honteux.

— « Parce que… parce que j’me rends compte que j’suis devenu exactement comme lui. Comme mon père. Il tape, il crie, il détruit… et moi, je faisais pareil. J’t’ai piétiné pour oublier que moi aussi, j’étais à terre. Et t’as rien demandé. Rien mérité. »

Archie restait silencieux. Mais il écoutait.

— « Je peux pas tout réparer, pas d’un coup. Je peux pas changer ce que je suis devant les autres, pas encore. Mais je peux essayer. Je te jure, j’veux essayer. J’veux plus être ce connard, j’veux plus… j’veux plus te perdre. Même si je t’ai jamais eu. »

Ils restèrent là, assis, dans le froid de la nuit, à regarder les lumières de la ville depuis le toit. Kenny parla longtemps, confessant des choses qu’il n’avait jamais dites à personne : les coups, la peur, la haine, la honte. Archie, à son tour, murmura quelques secrets, ses cauchemars, l’odeur des toilettes du lycée, les heures passées à nettoyer les murs en silence. Il ne pleurait pas. Il ne criait pas. Mais il parlait. Et Kenny écoutait.

Quand les premières lueurs de l’aube effleurèrent l’horizon, ils se levèrent enfin. Kenny lui tendit la main, Archie hésita, puis la prit. Ils descendirent l’échelle lentement, comme s’ils redescendaient du bord d’un monde qu’eux seuls avaient vu.

Ce jour-là, Kenny n’alla pas en cours. Il raccompagna Archie chez lui, sans un mot de trop, mais avec un poids en moins. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentit un peu plus vivant. Et surtout, un peu plus humain.

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