Chapitre 3 : Le Coeur à la bonne place
Pan ! Pan ! Pan ! Comme un chien je suis fusillé. Merde. J’attaque trop tard, de façon trop prévisible. Dix mille soldats transpercent mon armure en même temps. Pour me protéger, je n'ai d'autre choix que de chuter vers le haut. Mon âme est projetée hors de mon corps meurtri vers une gigantesque brèche dans le ciel, qui tel un portail me permettra de rejoindre mon monde onirique. Cette sensation de descente ascendante est familière à tous les Héros.
A la vitesse d'un pétale de rose s’écrasant au sol, j'approche le sol de ma création… Enfin. Je suis à la maison. Allongé dans ma vallée sur un matelas de mes coquelicots favoris, j'attends de m'endormir. Les constellations voluptueuses au-dessus de moi illuminent mon cœur. C'est mon univers… Elles virevoltent dans le firmament comme pour discuter. Ont-elles quelques mots doux à me chuchoter ? Les formes qu'elles prennent sont des plus étranges. La beauté de ce tableau qu'elles peignent sur les cieux me rappelle la chaleur du ventre maternel.
Douze ans, le jour de mon anniversaire. Je suis un petit garçon impatient de recevoir ses cadeaux. Autour de moi, une quinzaine de personnes vont et viennent, comme dans une fourmilière. Le vieil oncle grossier buvant son alcool en cachette, la tata qui veut toujours faire une photo… Tous m'offrent un cadeau des plus somptueux. Ma mère ne m'offre rien. Rien de quantifiable du moins. Elle m'a laissé une carte avec cette simple inscription : Plus haut tu vas, plus certaine sera ta chute. Elle m'enseignait le coût de réaliser son Idéal. Moi, bien sûr, je n'ai rien compris d'autre que : Je ne t'ai pas offert de cadeau. Et si c'était tout ? Tout ce qu'on est comme de la buée sur un miroir, balayée d'un revers de la main et éphémère. Peut-être ai-je atteint le sommet ? Peut-être ne suis-je destiné à rien d'autre qu'à mourir.
Quelques gouttes de pluie arrosent les coquelicots, qui semblent apprécier. Tout autour de moi, de petites perles de vies fondent sur le sol à toute allure. Peut-être ont-elles la mission de sauver la nature ? L'air d'un violon me parvient à travers la pluie. Le firmament se grise, de gros nuages menaçants couvrent la lune, que je ne reverrais plus jamais.
La vue de ces nuages me dégoûte… Ils pervertissent mon monde, m'empêchent de mourir en paix. Je hurle aux nuages : « Partez ! Quittez mon monde ! Ne voyez-vous pas que je meurs ? J'ai peur maintenant… Il fait si froid dans ma tête. Et vous, vous, vous souillez mon dernier moment ! Les lois de ce monde m'appartiennent, et elles m'obéiront ! Quittez mon territoire ! Je meurs aujourd'hui. Laissez-moi. Je suis si faible. Quelle honte… Je pourrais faire tellement plus ! Tellement plus ! Ma récompense est-elle de mourir coincé dans ma propre tête, bien à l'abri du combat et de la douleur qui s'ensuit ?! Ce n'est pas juste ! Il faut que… Que je me rachète. Pour ma lâcheté. Héros ! Héros, m'entends-tu ?! Héros ! Héros ! Qui es-tu ? Juste une fois, pour le plaisir de ne pas être oublié, réponds ! Quel est ton nom ! Je chute dans l'Anonymat. Longue, lente, pénible. Tout s’efface autour de moi. Les oisillons, les tours et toi, Héros, toi tu disparaîtras comme les premières lueurs de l'aurore. Tu n'es pas terrorisé par l'Anonymat ? Oh… J'entends ces cavaliers fidèles au loin. Ils sont tout proches. Vite, ils vont me trouver. Héros, laisse-moi te sauver. Si tu me dis ton nom alors je pourrais te protéger. Moi j'ai peur. ». Je me recroqueville, les genoux pliés vers l’intérieur. Des éclairs rugissent au loin, indiscernables de prime abord. Mais ils sont là, me font comme l'effet d'une frappe en plein ventre. « Toi. Héros, tu n'as pas peur ? De cette mort lente, douloureuse. Tu sais quel nom je pourrais avoir : John Lyrric Merriman, et les jours qui n'arrivèrent jamais. Toute ma vie, jamais produite. Mes amis, ma famille, toutes mes rencontres, amours, haines. Rien. Je ne serais plus rien. Toi, tu ne comprends pas que le cycle de la guerre est interminable. Comme une spirale infernale, condamnée à survenir encore, sans jamais s'arrêter. Et quand la fatigue prend les Hommes, la guerre les récupère. Le champ de bataille, les cris des balles, le rugissement des fusils, le tonnerre des combats, tout cela devient leur maison. L'histoire se répétera. Un jeune homme tout comme moi s'assiéra aux pieds d'une statue à l'effigie de son frère : Christopher Merriman, mort cinq ans auparavant, servant la Police Criminelle du Kansas. Chris n'a jamais eu besoin de mots. Ils étaient trop quelconques, incomplets et cruels. Les nuits d'orages, il se blottissait dans mon lit, terrorisé par le tonnerre. Ma mère est venue, lorsque je me recueillais aux pieds de sa statue. Avec un regard d'injonction, de chagrin et, me semble-t-il, de détresse, elle prononcera comme un commandement : « Chris, il était jamais calme, toujours aux aguets, suant, saignant. Ton frère, quand il a désarmé cette bombe, il a donné son cœur à l'Humanité ! Les Héros meurent. Rien ne dit qu'ils naissent héroïques. Mais lui, il avait ça dans l'âme. Quand t'as découvert cette bombe, tu pouvais pas l’appeler ? Non… Il fallait que tu fasses ton putain d'égoïste. Tu voulais la gloire pour toi tout seul. Sans expertise, t'as touché à des fils que t'aurais pas dû toucher. Et quand t'as pris peur, t'as appelé ton frérot à la rescousse. J'vais t'dire moi… Fallait qu'tu crèves ! T'es qu'un putain de lâche. Un « artiste » comme toi, c'est pas un Héros ! T'es une déception, doublée d'un meurtrier. » Oh… Chacun de ces mots me brûle encore. Comme des bouts de ferraille dans ma tête, tranchant tout sur son passage. M'man… M'man. C'est toi qui m'a changé. C'est à ce moment que mes poings se sont fermés. « Je serais un Héros ! » j'ai dit. « Comme Chris. » j'ai ajouté. Après tout cela, Héros, vois où tu m'as mené ! Tu voles, mais nous à terre, on passe notre temps à te contempler. On fait pas gaffe et on arrive sur une falaise, de laquelle on tombe. Voilà. Ma récompense ! Je meurs tout seul dans ma tête. Ce jour-là, je me suis aventuré sur le chemin d'une pénible rédemption. M'man, tu m'as brisé jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la Police et l'Armée. Mes ambitions, mes rêves, ma dignité… Cela n'avait aucune importance pour toi. Devenir peintre, c'est un rêve lointain. Je pensais pouvoir être un Héros avec ça. Que mes peintures sauveraient des gens ! Folies d'un môme. Héros. Écoute-moi. Prends mon nom. Au moins ça. Il doit survivre, je ne peux l'abandonner. L'honneur des Merriman doit être sauf ! Héros ! Nous ne pouvons tomber aux mains de l'Anonymat. Mon père, mon frère. Quand ils m'ont appelé, durant mon entraînement de soldat, pour m'empaler le cœur, je me suis effondré. « Votre père est mort sur le champ de bataille » ils m'ont machinalement dit, comme s'il y en avait des milliers d'autres comme moi. Le Soleil s'écrasait sur l'horizon lors de ce coup de fil. Je me suis fait une promesse : le nom de mon père ne sombrerait pas dans l'oubli ! Je ne souhaite pas me sauver. Je veux le sauver lui, et toi. Héros, prends mon nom. Vite. Oh. Je les vois. Comme les quatre de l'Apocalypse, leurs pas résonnent dans mon monde. Héros ! Réponds-moi ! Pitié ! ».
Épuisé par mes paroles, je m'effondre au sol. Mon Héros ne me réponds pas. Il m'a quitté. Il n'est pas moi. Ses yeux doivent contempler l'aube d'un autre monde. Il doit être malheureux. Nous, ses disciples, l'avons déçu. Il n'a personne. Quand notre vie est aussi longue que la sienne, le monde n'est plus qu'un champ de bataille, sur lequel tous nos camarades sont morts. Il ne reste alors que le silence. Et l'attente. Oui. Cette attente qui lacère, brise, déchiquette et dévore. Au moment de mon sauvetage, si j'avais dépassé mon état semi-comateux, qu'est-ce que j'aurais entendu ? Je vais mourir bientôt. Les étoiles se tiennent droites, leur mélodie résonne dans le cœur des humains.
Un son, strident, qui déchire l'espace, le temps, ma tête… Un appel, une requête, comme une mère appelant son enfant. Je l'entends. Ça y est. J'entends mon Héros. Mon cœur à la bonne place, je peux t'entendre. Moi, parmi tous les autres, peux recevoir ta véritable symphonie. « Sans gloire, sans peur, sans récompense. Sans espoir, sans témoin, sans dieux. Sans cruauté, sans lâcheté, sans médiocrité. Avec compassion, avec bonté, avec amour. Avec détermination, avec force, avec abnégation. Avec souffrance, avec douleur, avec chagrin.. Je ne suis plus qu'un avec la personne secourue, la personne secourue est toujours avec moi. La famille « de sang » est une invention stupide, seule compte celle qu'on choisit. C'est pourquoi je fais tout ça : ne plus être seul. Je vois en toi des graines de solitude germer. Je suis désolé. Tellement désolé. Tu deviendras un Héros. ».
Merci, Héros, de ta confiance absolue. Enfin, je comprends ton art, tes méthodes. Enfin… Je suis désolé, tellement désolé. Ce constant chagrin qui t'habite, comme une pluie éternelle sur tes joues, provoque ton ascension. Pour que personne ne ressente ce désespoir. Jamais. Pas sous ta garde. Ton moteur ne rejette point de toxines. Mais simplement une odeur de… Père. Tu es le Héros de Justice.
Ils sont là. Les cavaliers de l'Anonymat, leurs griffes putrides, leurs gueules acérées, leurs cliquetis cruels… Tout me rappelle ma mort. Tout se fige pour ne laisser place qu'à l'abomination de leur existence. Leurs proportions sont terrifiantes tant elles sont démesurées. Les cavaliers foncent vers moi, une longue plainte se dégage de leurs gueules. Ils portent des armures de plates, chacun de leurs chevaux a cinq têtes, chacune crache du feu. A peine ont-ils posé pieds à terre que mes coquelicots se fanent. Ma vallée perd soudain de son éclat, se grise d'une horrible manière. Les oisillons cherchent à filer, mais quel intérêt ? La mort les rattrape quand même. Sur moi pleuvent les oisillons, certains, encore vivants, rampent vers moi, me suppliant de mettre un terme à cette folie. Les cavaliers les piétinent, j'entends leurs os craquer. Ils viennent vers moi. Oh, Krosyus. Aucune manière de fuir. Le monde réel ? N'y pensons pas. J'ai peur. Pitié. Faites qu'ils ne me prennent pas. Pitié. Pitié. Leurs mains griffues viennent toucher mon visage. Je suis tétanisé. Que faire ? Où aller ? C'en est fini de moi. Ils psalmodient quelques incantations. Je peux sentir les nuages furieux gronder au-dessus de moi. Pitié. Pitié. Pitié. L'orage tempête. Je me mets à pleurer. « Maman ! Maman ! Pitié ! Non ! Pitié ! Pitié ! » je gémis. Ils s'éloignent. Ils s'éloignent ? Je me retrouve seul, ils m’observent de loin. Pourquoi ? Que va-t-il m'arriver ? Les nuages furieux rugissent, une déclaration de guerre. Ils me foudroient !
Non. Cette foudre est magique. Elle me force à parler. A révéler une vérité à laquelle je me suis toujours dérobé. C'est un rappel à l'ordre. Je ne peux plus fuir. Je suis allé trop loin, il faut que ça s'arrête. Je… Je… « Je… Je… Je suis… Je suis un… Non. Maman, je suis un clone. »
On me fait reconnaître que je suis le modèle John-10000705. Une version test. La vérité, c'est comme de petits éclats de métal qui circulent dans mon corps, tailladent mes jambes, mes bras, mon ventre, mon torse, mes yeux, mon cœur… Je ne veux plus mais mon corps me m'appartient plus : il est possédé par la vérité. Vingt-trois ans plus tôt, les humains se sont battus contre Klys XII. Comment risquer la précieuse vie des nôtres, maintenant espèce en danger ? Des copies sans âme, sans volonté ni désir, sans peur, sans chagrin, sans cœur, ont été créées. Elles nous remplaçaient sur le champ de bataille, dansant avec leurs armes. Ce fut, le temps d'un mois, une belle victoire. Nous gagnions bataille sur bataille. Mais comment danser sans une religion, une histoire, des désirs honteux, un Rêve, un Héros ? Vingt-trois ans plus tôt, un mois après l'introduction de ces coquilles vides sur le champ de bataille, il y eût une révolte. Elles prirent les armes, incapables de comprendre l'importance de leur mission. Après l'avoir réprimé, ils supprimèrent ces modèles défectueux pour en créer de nouveaux : avec des idéaux, rêves, histoires… Pour trouver « l'histoire parfaite », qui ferait avancer les pions sur l'échiquier. Les modèles sont remplacés régulièrement. Leur point de rupture, l'instant où ils se tétanisent de peur et refusent de se battre, ou perdent la raison, arrive vite face à l'horreur de la guerre. Je suis guidé par quelques cordes, une carotte, des fouets. Mon destin était de donner mon cœur à l'Humanité.
En ce sens… J'ai accompli mon devoir. On a trouvé mon point de rupture, mes données serviront à la création d'un nouveau modèle : un nouveau père, nouvelle mère ou juste la modification du détail d'un souvenir insignifiant. Qui sait comment créer un Héros ? Leur désir est erroné. Faussé. On ne peut mettre une religion viking prônant la guerre, des valeurs traditionalistes, l'honneur et le patriotisme… On ne peut pas créer un Héros ! Le phénomène en lui-même tient plus du miracle.
Je m'effondre. Ma vallée s’affaisse, je dégringole dans l'océan tumultueux. L'eau poisseuse infiltre mes poumons, les cavaliers ne tentent pas de me sauver. Leur mission est accomplie. Ils m'ont ouvert à la vérité : tout n'est qu'Anonymat. En un moment, une simple formule, ils ont pris mon monde. Je… Je ne suis plus rien ? Je crois que… Je crois que je vais patienter. Je sens en moi jaillir la force d'une dernière réplique, avant que le rideau ne s'abaisse. Dans mon monde, tous les survivants m'entendent. Dans leur trou visqueux, les rampants, les quelques volants, tous écoutent mon chant, résignés.
« Le Soleil ne pointera plus jamais ses lueurs au fond de mon Rêve. Mes oreilles sont cotonneuses. Je meurs. Je suis prêt maintenant. Vous, Ô mes « Créateurs », trouvez-moi une jolie benne à ordure. Ou brûlez-moi. Donnez mon cœur aux chiens. Allez-y. Que le jour se lève sur un ancien monde. Que les arbres chuchotants murmurent un requiem sacré. Qu'un glas sonne. Qu'un feu réduise ce monde en cendres. Qu'un autre jeune homme s'assied aux pieds d'une autre statue. Qu'un Héros déçu abandonne son disciple. Qu'un soldat puéril meure en jouant dans un bac à sang. Qu'on en finisse »
Annotations
Versions