Chapitre 1 : Je Suis Désolé, Tellement Désolé...
Ça n'est pas terminé ? L'océan se clarifie, devient un tombeau cristallisé qui m'emprisonne. Je peux entendre la pluie battre la surface de l'eau. Les créatures marines, plus coriaces que les terrestres, nagent autour de moi, comme des vautours attendant l'heure du repas. La faible lumière de la lune se reflète sur leurs écailles. Comme des sirènes tentatrices, elles m'attirent plus profond dans les abysses... J'ai l'impression que les étoiles dansent en mon nom, disant adieu à leur ami de toujours. Avant la vie, nous ne sommes pas morts. Mais après celle-ci, le sommes-nous vraiment ? Si je pouvais retourner avant ma naissance, et avoir le choix, je refuserais de naître. Moi, contrairement à mon Héros, c'est ce monde qui m'a déçu. Je me suis déçu. J'espère que je reviens à cet état premier d'inexistence. J'espère que je rentre à la maison…
Non. Non. Non !
Je discerne le râle d'une femme âgée, portant les cicatrices d'actes manqués et de regrets. Tant de culpabilité. Ses yeux transpercent tous ceux qu'ils admirent. Avec cette culpabilité, comme un boulet qui l'attire vers le fond, elle coule doucement vers moi, avec tendresse, comme si elle caressait l'eau. Elle est à quelques mètres au-dessus de moi. Calme, paisible mais un volcan brûle en elle. Une rage, cachée, réprimée. Ses idées, ses craintes, toutes se sont transformées en dagues ornées de grenats. Derrière elle nage ce bataillon de coutelas. Des millions, des milliards, comme un banc de piranhas. Je suis désolé. Tellement désolé. Le tableau horrifique de cette armée fière fait trembler l'eau, et d'un coup, fait s'arrêter le maelström. Je ne peux que prendre peur face à ce ballet de gribouillis honteux. En levant les yeux vers la source de cette folie, je réalise avec dégoût l'identité de ce général fou. Elle est là, juste au-dessus, et ma course vers le fond s'arrête. Un moment, je reste là, les yeux grands écarquillés. Pourquoi elle ? Que fait-elle là ? Je l'entends soudain prononcer ces mots : « Fils, relève-toi. »
Non ! Non ! Ce n'est pas juste ! Je m'étais préparé à la mort ! J'allais enfin m'arrêter. « Tu ne peux comprendre, tu n'es pas réelle. En un sens, moi non plus… Je ne suis plus un Homme, m'man. Je ne peux gambader sur le champ de bataille et m'attendre à une victoire. Éviter les balles, le sang de mes camarades coulant sur mes yeux, l'horreur des cris. Oui, des cris. Les dieux me font courir jusqu'à ce qu'il ne reste plus de fil. Je ne l'ai plus m'man. Ce Héros, il contemple l'aube d'un autre monde. Ne comprends-tu pas que c'est terminé ? Pourquoi pas ? En ce beau jour important, où je découvre la vérité sur ma nature, pourquoi ne puis-je pas perdre ? Juste une fois. S'il te plaît. Ne me sauve pas. Si je retourne là dehors, j'aurais l'espoir. Mais ça… Ça c'est éphémère, volatile, ça brûle comme une bougie. Mais moi, m'man, je ne suis pas une bougie ! Partout où je vais, ils sont là, ces yeux qui me fixent, ces rêves que je dois accomplir, ces… Tu ne comprends pas. Mon histoire, tout me prédestinait à l'Armée. Mais moi, je voulais quoi au fond ? Tellement de choses : mon frère, mon père, toi… J'avais trop de raisons de me battre. Mon rêve s'est perdu dans ce labyrinthe d’événements. M'man ! Je dois… »
Je vois ses lèvres bouger, l'eau chantonne : « Tout le monde perd ses rêves. Fais avec. »
« Je ne peux pas, mère. ». Elle approche ses mains de moi. Cela fait si longtemps que je ne l'ai pas serrée dans mes bras. Si longtemps. Et sa peau, fripée, douce, caresse la mienne… Je la tiens dans mes bras, fort, trop effrayé qu'elle s'envole. Ses dagues se méfient, mais reculent : elles comprennent notre lien.
Chaque parcelle de mon monde est réécrite. Toute la matière tournoie autour de nous, offrant des formes nouvelles et éphémères. Ce n'est qu'une étape. Il se reconstruit, mon monde à moi. Il n'y a plus d'eau, plus de tours en fleurs, plus rien d'autre que nous deux le temps d'un regard.
Puis tout s'accélère, tout renaît. Elle et moi, nous assistons à la naissance d'un nouvel univers. Des Soleils, des étoiles, des comètes, des planètes… Toutes les merveilles de la galaxie à portée de main.
Nous atterrissons tous deux au sommet de la plus haute montagne. Une neige chaleureuse nous accueille, le ciel nous tend les bras, la terre nous salue. Plusieurs milliards de portes conduisant chacune dans un de mes souvenirs apparaissent. Je m'agenouille, épuisé par tout cela. Mon guide maternel s'approche de moi, ramassant un peu de poudreuse. Délicatement, elle la tisse en couverture, puis me la dépose sur les épaules. Elle me susurre : « Parle aux souvenirs. »
Chaque centimètre de mon corps brûle de froid. Bouger me semble impossible, vivre encore moins. Pourtant, je tourne les yeux vers les portes. Ces portes, en bois simple, s'ouvrent toutes du même coup. Je le vois… Cet illogisme qui parcourt ma vie comme si de rien n'était. Ma vie n'est qu'une longue suite illogique de tempêtes et d'éclaircies. Ces deux temps bataillent dans ma vie. Chaque jour, je verse quelques larmes, et je souris parfois. Mais ces sourires se raréfient, perdent de la valeur. Les éclaircies n'existent plus que dans les rêves, rendant tout espoir vain. Pourquoi survivre ?
Dans ce marché que représente notre vécu, les bons souvenirs ne valent rien face aux autres ; nous les oublions trop vite, aveuglés par le malheur. Cela revient à dire que la chaleur d'un câlin ne vaut rien face à une petite larme de solitude. La joie caresse nos joues si doucement que nous l'ignorons. L'argent… Quelle arrogance de l'Humanité de placer une valeur sur tout. Plus jamais de cette monnaie imbécile ! Les choses que nous sommes réduits à faire pour déterrer un peu de bonheur, tout ce sang qui coule, toutes ces vies brisées… Toutes les tempêtes que nous devons affronter pour atteindre de rares moments. Tout. Mère, mon Héros n'est-il rien de plus qu'un moyen ? Un outil ? Un pantin que je manipule pour atteindre le bonheur ?
Le bonheur comme une fin en soi… Cela semble si loin. Mon Héros ne peut être la finalité de ma vie. Il n'a jamais pu l'être, ne l'a jamais été. Ironique. Je suis un chat se rendant compte qu'il chasse la mauvaise souris. Mais le temps brûle comme le fioul d'un avion sur le point de s'écraser. Je meurs plus vite que je ne pense.
« Mère. Il me faut retourner au monde réel. Cet état de pure allégresse m'est inconnu. Comment trouver mon véritable Rêve sans cela ? Comment trouver une éclaircie si je meurs avant de l'avoir trouvé ? Mort, plus de bonheur. Aucun repos. Rien d'autre que la froide cruauté de l'inexistence. Je ne peux laisser cela arriver. Première règle à respecter au moment de mourir : Ne pas mourir ! Deuxième règle : Pas maintenant. Jamais maintenant. Sans les larmes, quelle importance accorder aux rires ? A travers les maelströms, les raz-de-marées, les tempêtes, je trouverais mon éclaircie, peu importe son éphémérité. Tu sais que tu dois disparaître, maman… Mon Héros s'est dissipé. Tout mon monde s'est fané. Pour retourner au monde réel, trouver mon véritable rêve, je dois te vaincre. Ce monde-ci n'est pas le mien. Il finira par s'écrouler. Mère. Je suis désolé. Tellement désolé. »
De mon cœur jaillissent un millier de fées aux ailes éblouissantes. Elles virevoltent, rient, jouent ensembles. Autour de moi, elles composent une symphonie longtemps oubliée : l'insouciance. Plus de mère, de père, de frère, de guerre, de Héros. Le Soleil se couche, nous seuls pouvons éclairer la nuit. Nous brillons sur le monde de sorte que nous en devenons les étoiles. Celui qui ne saurait pas regarder pourrait penser que ce ne sont plus les astres qui illuminent le monde, mais le monde qui brille sur le ciel. Suivi par mes fées, j'entonne une berceuse, teintée de mes désirs, attentes, déceptions et craintes. Nous sculptons ensemble un seul et même Homme. Il se met à danser, sautiller, baller, et ses mouvements laissent une marque éphémère sur le monde, comme s'il dessinait dans l'air avec un pinceau à la peinture phosphorescente.
C'est avec des yeux résignés que se lève ma mère. Son bataillon de dagues brouillonnes marchent au pas derrière elle. Ils scarifient la Terre. Nos yeux se croisent, le temps s'arrête, mes fées et ses dagues se figent. Elle semble me supplier d'arrêter cette folie. Je lui réponds de même. A contre cœur, il m'est évident que le combat arrive. Entre elle et moi. Pour quitter ce monde onirique, je dois la vaincre. Autrement, je serais incomplet. Une partie d'elle subsisterait en moi. Pour évoluer, il me faut abattre toutes les fondations de ma personnalité.
Pourtant, ce n'est pas une guerre sanglante qui s'engage entre nos deux camps. Certaines de mes fées meurent, d'autres survivent. Mes larmes irriguent le sol. Mes fées tournent autour des dagues, sans les attaquer toutefois. Elles patientent, leur rythme cardiaque ralentit. Elles écoutent. Rouges et blancs peignent le ciel, colorant la fresque des astres.
Le Temps, mon bon ami, semble rattraper la Tranchante Armée. Ses soldats vieillissent, perdent toute volonté, s’assoient au loin, observant le conflit. Ma mère sait qu'elle vient de perdre. Le scintillement de mes fées ne pâlit pas. Éternellement, elles parcourent le terrain, insouciantes, amusées… Mes idées n'ont pas vieilli. Immortelles, elles voltigent avec habileté. Les dagues, grossières, deviennent poussière. Elles rejoignent le paysage de ce monde croulant. Mes fées se rapprochent de moi, caressent ma peau et peignent sur mon torse une rose blanche, large, avec des milliers de pétales. Ma mère s'effondre, les anges murmurent leur requiem, le diable se prépare à la recevoir. Le firmament est débarrassé de toutes les dagues. Son armée est défaite. Au final, toutes ses idées se sont évanouies d'elles mêmes. Agenouillée, la tête baissée, elle verse quelques larmes, qui retombent en pluie sur le sol. Ce monde s'effondre, se fêle comme une tasse qu'on aurait fait tomber. Seuls quelques mètres me séparent alors de mon guide maternel. Silence et Immobilité règnent. Tous les êtres vivants du monde se tournent vers nous, dans l'expectative. Je suis maintenant près d'elle. Sans hésiter, je m'agenouille à ses côtés, je la prends dans mes bras.
« Sans gloire, sans peur, sans récompense. Sans espoir, sans témoin, sans dieux. Sans cruauté, sans lâcheté, sans médiocrité. Avec compassion, avec bonté, avec amour. Avec détermination, avec force,
avec abnégation. Avec souffrance, avec douleur, avec chagrin. Maman, je suis désolé. Tellement désolé. », je lui chuchote.
Elle lève ses grands yeux ronds vers le ciel tombant et les dirige aussitôt, apeurée, vers moi, saisis mes mains et répond : « Ne le sois pas. Je suis allée trop loin. Je t'ai poussé sans relâche vers mes rêves inachevés. Tu n'es pas moi, fils. Je ne suis plus de ce monde, j'ai froid. Je suis un immense manoir vide, hanté de courants d'airs. Pars, fils. Ne reste pas. Tu dois t'en aller. ».
Le cœur brisé, je me force à dire « Non, je dois t'accompagner, maman. Vers la lumière, je dois te montrer la voie. M'man… ».
« Pas le temps. Fuis. Retourne à ta guerre, bats-toi et survis. Fils, je te laisse partir... » rétorque-t-elle sans finir sa phrase.
Elle est morte. Le ciel s'éclaircit, les nuages laissent briller un filet de lumière sur son corps désinvesti. Elle se décompose en milliers de fées qui regarnissent ma famille féerique. Celles-ci m'entourent doucement, couvrant mon corps d'un linceul d'étoiles. Elles m'emmènent tout là-haut, dans le ciel onirique, là où se trouve la porte. Je prends une inspiration et passe le seuil. Tout s'effondre.
Je tousse une quinzaine de fois, recrachant la boue logée dans mes poumons. A la surprise générale, je me relève péniblement. Mes jambes titubent, tremblent. Comme un nouveau-né, je pleure, crie, comme un appel à l'aide : « Maman ! ». Les soldats m'observent, étonnés, émerveillés, effrayés. Celui d'en face se rapproche le fusil chargé… Je bande mes muscles, la rage de vivre m'agrippe l'estomac. Ma gorge se noue, je lève les poings et…
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