Chapitre 2 (1/3)
Les cerisiers en floraison autour de la cour du château annonçaient un printemps radieux et aussi doux qu’il puisse l’être sur les rudes côtes d’Arathor. Tous s’enivraient du parfum des fleurs, du soleil qui chauffait les terres, faisait pousser le blé et les pommes qui nourrissaient la région. Une contagieuse humeur régnait au sein du domaine, le Duc donnait la chasse trois fois par mois et organisait de fastueuses réceptions. La capitale, d’ordinaire si lointaine qu’on entendait rarement le Roi, avait envoyé ses vœux au duché d’Arathor. Les marchands itinérants de retour, arpentaient les rues pour vendre leur camelote et les commérages reprirent de plus belle. Leur sujet principal devait être le seul à ne pas ressentir la douceur qui s’installait sur les terres d’Arathor, car la honte qui régnait sur son être, faisait peser la solitude sur son cœur.
L’indulgence de son père à l’égard de ses échecs répétés ne faisait que renforcer sa culpabilité. Astark avait fêté son neuvième anniversaire la veille, il recevrait bientôt son nom, serait forcé d’aller jurer fidélité au roi ; s’unir à la nation par l’indéfectible Lien qui tissait une longue toile entre tous les membres du gouvernement. Ignorer l’inquiétude du serment qu’il devait prononcer sans pouvoir se Lier, et ignorer les rumeurs qui courraient à son sujet devenait insupportable. Plusieurs fois, il avait surpris son propre frère, Nassar, l’appeler le Magirien devant ses suivants et d’autres seigneurs. Tous avaient rit de bon cœur, n’ignorant pas la présence d’Astark, ni l’évidence qu’il pouvait les entendre. Ces racolages parvenaient jusqu’à lui sans qu’il n’ait à les chercher, surprendre quelques conversations suffisait.
Une après-midi, ou le soleil clément arrosait les plaines, Astark se faufila hors du château. Il déambulait dans les rues du bourg après avoir semé son escorte qui n’avait fait aucun effort pour le rattraper. La mort dans l’âme, il avait envie de prendre une pierre, ou une épée et la planter dans le premier qui dirait le mot de trop. S’échapper jusqu’au port était la seule façon qu’il avait trouvé pour canaliser sa colère. De la ville, il prit la route de la mer en y croisait les pêcheurs qui revenaient. Leurs carrioles cahotaient, pleines de barriques remplies de poissons solidement calés par le sel. La bourrique qui traînait le charriot peinait dans la montée mais ne se plaignait pas. Tous ces mousses le saluaient chaleureusement chaque fois qu’il passait, ils vivaient à la dur et n’avaient que faire des problèmes du château ou de la politique. Sécher leurs bottes, manger à sa faim, ivre le soir, vivre demain, ils ne cherchaient pas au-delà, car c’était déjà bien. Il continua jusqu’au ponton d’où il salua une troupe de marchands qui descendait d’une grande galère. C’était l’un de ces bateaux à fond plat qui arpentaient les côtes, vendaient des esclaves où ils en avaient le droit et faisaient les marchés pour y étaler les butins de leurs derniers pillages. Ils charriaient de grandes tentures et des soies colorées d’une qualité visible au premier coup d’œil. Ils iraient jusqu’à la cour du château pour proposer ces biens, personne au village n’aurait les moyens de telles fantaisies.
Ses pensées tourbillonnaient autour de lui, on n’avait eu de cesse de lui répéter la chance qu’il avait, qu’il lui fallait se montrer digne de cette chance, courageux en tout temps car en l’attitude des nobles recelait la santé du royaume. Cela n’empêchait rien, il se trouvait malheureux, et bien esseulé. Les mouettes qui volaient en cercle au-dessus des pêcheurs lançaient de grands rires sonores en se moquant des préoccupations humaines. Elles tournoyaient, attendant le pêcheur inattentif, courbaturé et fatigué, avant de plonger tête la première pour engloutir le poisson. Ces prédateurs opportunistes lui évoquèrent la cour, et avec quelle vitesse chacun barre tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant le vent qui se lève. L’affront qu’il subissait quotidiennement faisait monter en lui une colère sourde, un puissant ressentiment inexprimé. Par-dessus tout, Nassar n’était qu’un pleutre doublé d’un idiot incapable, il n’avait pour lui que son minois, ses atours et un Lien qu’il peinait à exploiter tant il s’entraînait peu. Si Astark avait eu une pierre devant lui, il l’aurait lancé, à la place, il expira bruyamment et se leva. Le soleil se couchait à l’horizon et son père ferait plus que le réprimander s’il ne rentrait pas pour le souper.
Les pêcheurs, les marchands, les voyageurs, tous s’étaient dispersés, il apercevait au loin une dernière tête au bout du chemin. Avec la folle idée de prendre un bateau et partir très loin, il se mit en marche vers le bourg d’Arathor. Il marchait d’un pas ennuyé, de celui qui vous ramène plus qu’il ne vous emmène, la route sinuait à l’horizon sans fin dans un infini désagréable et angoissant. Elle fit naître chez lui un désir de fuite, partir, loin de tout, loin de ce château, de ces gens, de ses frères. Sa sœur s’était mariée au comte d’Amir, ville portuaire dans le duché du même nom. Elle avait toujours été bonne avec lui, peut-être l’accueillerait-t-elle, même s’il n’était qu’un incapable ? La pointe du temple d’Arathor perçait au loin, sa simple vue fit monter l’angoisse chez Astark qui redoutait de retourner là-bas.
Absorbé comme il était par ses tourments, il ne vit que tardivement le feu de camp qui exhalait une fumée noirâtre à quelques pas d'ici. Les discussions qu'il surprit ne laissaient pas de doute quant aux mœurs des larrons qui s'étaient installés ici.
— Elle a fait un bruit comme ça ! s'exclama l'un d'eux en produisant un gargouillement.
Tous s’esclaffèrent copieusement, peut-être un peu trop, la cervoise était de la partie. Tout malheureux qu'il était, Astark n'était pas prêt à voir sa vie se terminer ainsi. Pas aux mains de malandrins dont la cruauté n'égalait que la crasse qu'ils charriaient avec eux. Il fit quelques pas en arrière, jaugeant soigneusement le bruit qu'il faisait en essayant de s'écarter de la route. C'est d'abord avec surprise que son pied rencontra quelque chose, quelqu'un, et puis avec horreur qu'il comprit. L'un d'eux s'était éloigné pour se soulager, sa puanteur aurait dû avertir Astark qui dans sa peur était resté fixé sur le danger immédiat.
L'autre était ivre, soûl comme cochon, puisqu'il balbutia quelques mots sans parvenir à former une phrase complète.
— Tu... l'ami, tu gardes... Euh.
Comme il semblait incapable d’articuler davantage, il se contenta de crier pour avertir la troupe. Deux hommes sortirent des fourrés, l'un d'eux tenait une dague mangée par la rouille.
— Voilà, finit par dire celui qui l'avait dénoncé avant de s'effondrer sur lui-même.
Les deux explosèrent d'un rire guttural et sonore.
— Voilà que l'autre, plein comme une soupière, nous dégotte un p’tit gars.
Il s'approcha en examinant Astark qui était pétrifié devant la dague que portait le deuxième. Il eût un haut le cœur, l'homme n'avait pas vu trace d'eau ou de savon depuis des mois. Sa barbe hirsute charriait des morceaux de viandes, son haleine fétide piqua le nez du jeune homme. Ce dernier cessa simplement de respirer.
— Mais c'est qu'on a un bourge ici, dit-il doucereusement en observant l'accoutrement d'Astark. Dis nous qui t'es, p’têtre bien qu'on pourrait envisager de t'échanger contre quelques friquins grogna-t-il dans un sourire malsain.
Son pourpoint et ses chausses le trahissaient aussi efficacement que s'il avait donné son nom. Ses esprits revenaient, ils étaient trois, l'un avec une dague, l'autre incapable de bouger et le dernier n'était pas armé. Il envisagea la fuite et allait s'élancer lorsqu'une ombre s'invita, aussi légère qu'une brise. La dague qui glissa le long de la gorge du premier ne fit pas un bruit. Celui-ci posa une main vaine sur sa blessure, ce qui n'eut pour effet que de produire un affreux gargouillement. Ce même bruit qu’il avait entendu plus tôt, sans comprendre de quoi ces vauriens se moquaient. Il s'effondra alors que le deuxième venait de se voir planter sa propre dague dans la gorge. Le troisième, trop soûl, ronflait comme s'il sciait du bois, ce qui sans aucun doute, lui sauva la vie.
— L’alcool n’épargne pas les hommes, sauf aujourd’hui, murmura l’assassin avec un sourire pour lui-même.
Il se retourna et s'inclina devant Astark.
— Vous êtes bien inconscient de vous balader dehors à cette heure jeune seigneur. Aujourd'hui ce sont des gredins de bas chemin, mais les assassins du roi rôdent, il ne faut pas traîner ici.
Abasourdi, horrifié et attiré par une malsaine curiosité, Astark ne pouvait détacher son regard des deux hommes qui se mourraient lentement sur le sol. Les paroles de l'homme percutèrent cependant son esprit, il releva la tête.
— Les assassins du roi ? Qu'est-ce que vous racontez ? Présentez-vous avant de prononcer de telles sottises, ordonna Astark avec toute la prestance qu'il lui restait en cet instant, c'est-à-dire très peu.
— Jeune seigneur, je devine l'effet que doit faire sur vous mon arrivée impromptue, mais ce n'est pas un ton à donner pour quelqu'un qui vient de vous sauver la mise, répliqua-t-il piqué au vif.
Astark balbutia quelques mots incohérents.
— Je... vous avez raison, milles excuses. Vous avez toute ma gratitude, monsieur, c'est à moi de me présenter.
Ce dernier le coupa aussi sec.
— C'est inutile, je sais qui vous êtes, bien sûr. Vous ne pouvez pas rester ici, venez avec moi, dit celui-ci en lui attrapant son poignet d'une façon qui n'autorisait aucune contestation.
Ils délaissèrent la terre tâché de sang, Astark eût un dernier regard pour l’homme à la dague dont les yeux s’agitaient encore. Leur bourreau insista auprès d'Astark pour l'emmener, et ils s’enfoncèrent dans les fourrés. Le feu de leur camp crépitait doucement, en laissant échapper une odeur de viande bien cuite. Celle-ci pendait à la crémaillère, et à sa forme, Astark reconnut un rat. Il s'éloigna de bon cœur, en suivant son bienfaiteur.
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