Chapitre 2 (2/3)
Ils taillaient leur chemin à travers les buissons, écrasant les ronces, se tailladant parfois. Le soleil couchant n'était plus qu'une tache orangée, déversant ses dernières lueurs à travers le ramage des chênes. Astark eut tout le mal du monde à suivre l'assassin, qui se mouvait comme une ombre. Les fougères s'agitaient à peine sur son passage, sa foulée glissait comme une brise sur la glace. De son côté, les branches craquaient et s'accrochaient à la soie fine qu'il portait. Leur marche accaparait tant Astark qu'il ne put poser la question qui lui brûlait les lèvres.
La forêt s’éclaircissait, et il reconnut les hautes falaises qui bordaient la côte. La vaste plaine rocailleuse s'élevait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la mer. Le vent y sifflait tant il soufflait, et charriait avec lui quelques pierres qui avait déjà assommé le promeneur imprudent. Le fracas des vagues qui s'encastraient contre les rochers plus bas coupait toute tentative de conversation entre les deux compères. La lumière du phare d'Arathor illuminait les hautes roches des centaines de mètres plus loin. On pouvait voir sur la mer, étendue noire ou perçait encore un dernier rayon de soleil, les galères et leurs lanternes fantomatiques qui se baladaient au gré des vagues.
L'homme en noir qui accompagnait Astark lui fit signe de suivre, ce qu'il avait pris pour une lanterne de bateau, était une torche accrochée à même la falaise. Elle marquait le début d'un escalier, ciselé dans la roche de telle sorte qu'on ne puisse le remarquer sans se tenir ici-même. La faible flamme menaçait constamment de s'éteindre sous les puissants assauts du vent, et reprenait en laissant échapper la fumée noire de la graisse encore brûlante. Des accroches en fer rouillées parsemaient la paroi pour assurer la descente, ils s'y engouffrèrent. Même pour Astark, qui avait toujours aimé se crapahuter le long des falaises et du port, la descente était risquée. Les marches humides glissaient sous ses chausses de villes, les vagues projetaient leurs écumes jusqu'ici, et il ne leur fallut pas long pour être trempés jusqu'aux os. Ses mains s’agrippaient solidement aux anneaux de fer dans la roche. Ses jambes patinèrent plusieurs fois, s'accompagnant invariablement d'une poussée adrénaline.
La dernière marche était à peine plus grosse qu'une poutre et donnait accès à un tunnel grossièrement creusé à même la falaise. L'homme s'y glissa, les pieds en premier, avant Astark pour lui montrer la voie. En prise aux vents et aux vagues, leurs cris se perdaient dans les flots lointains, aussi le jeune homme l’imita. Il se faufila dans le tunnel en se contorsionnant. La violence avec laquelle la mer se déchaînait se répercutait en écho dans la galerie, comme si un esprit l'habitait et leur intimait de quitter les lieux. Ils progressèrent cependant, prostrés, avançant à reculons et à tâtons dans le souterrain qui eut tôt fait de devenir parfaitement noir. Astark s'écorcha les mains et les genoux sur la roche brute, il frissonnait et éternua à plusieurs reprises. Les vagues se faisaient plus lointaines, et une chaleur caverneuse enveloppa les lieux.
— Nous sommes bientôt arrivés jeune maître, je dois dire que vous avez été plus courageux qu'on ne me l'avait dit, s'amusa-t-il d’une voix tranquille.
Astark ne prit pas la peine de répondre, car ils descendaient une échelle en bois vermoulus dont les barreaux menaçaient de lâcher. La galerie où ils posèrent pied était plus haute, des braseros brûlaient le long du couloir. Des caisses en bois remplies de bougies, graisses, et venaisons séchées parsemaient le chemin. L'assassin pris un morceau de pain mou, du fromage et de la viande qu'il partagea avec Astark. Il s'installa sans rien dire à côté d'un brasero, et le jeune homme l’imita. Ce dernier resta ainsi à se réchauffer et dévora le repas frugal qu'on lui avait tendu. Malgré le brasero, il reniflait bruyamment, en étant parfois secoué de violents frissons. L'homme se leva en lui indiquant une caisse avec des vêtements.
— Croyez bien que je suis navré de devoir agir ainsi, jeune seigneur. J'ai cru comprendre que vous souhaitiez des explications, et je crois que plus tôt vous comprendrez votre position, plus tôt vous serez en sécurité. Pour l'instant séchez-vous, changez-vous et dormez — il indiqua une paillasse à même le sol —, nous discuterons demain à notre réveil.
Astark combattait le sommeil qui l'avait étreint depuis la fin de son repas, aussi il hocha la tête, épuisé et sans autre désir que de dormir. Il se déshabilla sans se soucier de son corps, se sécha avec un linge presque aussi humide que ses vêtements, et enfila la robe de chanvre noire. Elle sentait le linge renfermé, l'odeur tenace des braseros qui s'était incrustée dans les fibres. Il ferma les yeux et eut un sommeil agité, où se mêlait sa frustration, ses peurs et sa solitude.
Il se réveilla en sursaut, encore pris par le sommeil et désarçonné de voir où il se trouvait. Son dos endolorit par la simplicité de sa couche, il regretta son matelas de plume et les édredons de sa chambre. Seule l'éducation intransigeante de sa mère le retint de verser des larmes, il était seul, avec un inconnu, dans un lieu inconnu, où la fumée des torches qui s'évacuaient mal avait vicié l'air.
L'homme était assis sur une caisse et passait de l'huile sur sa dague. Il lui indiqua une cruche d'eau et son repas posé sur le sol.
— Mange et bois tout ton soûl, nous ne serons pas aussi bien lotis sur notre route.
Astark ne bougea pas, encore intimidé par son supposé bienfaiteur qui tenait une dague en main.
— Qui êtes-vous ? finit-il par demander en se saisissant de la cruche.
— L'homme lige de ton père, son assassin, le bras discret de sa politique. J'exécute toutes les besognes qui ne peuvent être réalisées au grand jour, toutes celles où la confiance est aussi importante que l'exécution.
Son visage était marqué par des cicatrices d'une teinte laiteuse. Elles contrastaient avec sa peau tannée par le soleil lors de ses longues excursions.
— Ce n'est pas très beau à voir, n'est-ce pas ?
Il était squelettique, les os de son poignet ressortaient, ses veines bosselaient son cuir vieilli par le temps et le soleil. Pourtant ses yeux recelaient une lueur, une détermination farouche que rien ne semblait pouvoir miner. Plongé dans ce halo, Astark eut l'impression de voir un autre homme, avant de revenir à l'obscurité du souterrain où ils se terraient.
— Passons mon physique veux-tu jeune homme, et discutons plutôt de ta situation qui me semble bien plus mauvaise que la mienne. As-tu une idée de pourquoi nous sommes ici ?
Son interlocuteur baissa la tête, bien sûr qu'il le savait.
— Je suis une gêne, un incapable qui n'a pas eut le cran de disparaître lui-même, alors je suppose que vous venez me donner un "coup de main", dit-il en appuyant les derniers mots d'une ironie propre à l’aristocratie, ton que l'on apprenait dès son plus jeune âge.
L'assassin eut un rire grave, déformé et amplifié par l'écho du tunnel.
— Tu es certainement une gêne, mais pas aux yeux de tes parents, mon garçon. Ces deux idiots débordent d'amour pour toi, et tout aurait été bien plus simple pour eux, et pour moi s'ils avaient pu faire ce que tu dis là.
Il secoua la tête, peiné par la décision de son duc.
— Non, non, à leurs yeux tu es bien plus précieux que tu ne te l'imagines. Ce qui gêne, c'est ton Lien. Que tu ne puisses pas le manipuler, ça n'est pas si rare, même pour quelqu'un de ton rang. Ce qui est plus rare, c'est que personne ne peut t'atteindre par le Lien sans subir à son tour la douleur qui t'atteint lorsque tu t'y essayes. Et c'est un problème plus grave pour le roi, qui voit en toi un sujet qu'il ne peut astreindre à la fidélité par le Lien. Tu es un traître potentiel, issu d'une haute naissance, un loup dans la bergerie. Il ne prendra pas ce risque et te fera éliminer, les vœux de la capitale ne sont qu'un prétexte à la venue de leurs assassins. Comprends-tu ta position à présent ? Et pourquoi la mienne reste plus désirable que la tienne, ajouta-t-il en triturant le brasero avec une branche.
Du haut de ses neuf ans, Astark eut bien du mal à prendre conscience de ce que cela pouvait signifier. Il n'était pas un traître, et n'avait pas l'intention d'en être un. La seule chose qu’il imprégna de leurs échanges, c’est que sa tête ne tenait que par cet homme, et la volonté de son père.
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