Chapitre 3 (3/4)
Chaque jour la trappe s'ouvrait, et chaque jour il se jetait sur le pain, ou le gruau avec la férocité d'un animal. Il avait rejoint la cohorte des cris d'une peine inconsolable, la lugubre harmonie des déversement de haine quotidiens. Ses cheveux crasseux tombaient jusqu'à son torse émacié, d'où ses cotes saillaient. La prison caverneuse effaçait toute notion du temps, seule les torches et leur temps de combustion pouvait donner une idée du temps qui passe. Sa robe de chanvre s'effilait, il récupérait les morceaux de tissu et les empilait dans un petit tas dans un coin de sa cellule.
Astark s'amusait avec la paille, courbait des brins, formait des nœuds compliqué et passait ses journée à essayer de les dénouer. Les pas lourds du surveillant lui firent relever la tête, il se jeta contre la porte et observa à travers la lucarne. Quelques-uns se mirent à hurler, crier, clamer leur innocence, d'autres s'étaient tu depuis longtemps, tombé dans un profond mutisme. Le garde emmenait un vieil homme, propre sur lui, une barbe naissante et une simple robe beige, fermée par une ceinture dans un savant nœud plat. Le geôlier repartit, sans jeter un œil, sans adresser une seule parole. Il reposa la torchère sur son socle mural, et escalada les marches de son pas tranquille. Un cri plus vif, plus fort, et plus sensé qu'il n'en avait entendu depuis longtemps retentit.
— PAR TOUS LES DIABLES ! J'étais si proche, si proche !
Ces paroles, qui signifiaient quelque chose eurent l'effet d'une claque sur Astark, qui se remémora dans une grande douleur celui qu'il était. Le monde vacilla quelque peu, il retomba sur ses fesses avant de se relever précipitamment.
— VOUS PARLEZ ! Vous parlez, hurla-t-il bêtement, euphorique à l'idée d'entendre une simple phrase sensée.
Le silence fut sa seule réponse, alors désespéré Astark se colla de tout son poids sur la porte.
— Non ! Ne me laissez pas, parlez par pitié. Je vous jure que je suis sensé, je puis vous aider quoique vous fassiez, ajouta-t-il sans y réfléchir.
— Alors tais toi ! Répondit son interlocuteur sèchement. J'essaye de réfléchir, le fait que tu sois l'un des rare saint d'esprit dans ce lieu de malheur, ne t'autorise pas à babiller comme un gamin.
Astark se rassit, il étouffa sa réponse, terrifié de retourner dans un silence sans espoir. Il tendit les oreilles cependant, les cris des détenus s'étaient tu, comme si ces quelques paroles avaient ravivé l'’être qu'ils avaient un jour été.
Une araignée avait prit ses quartiers dans le coin supérieur gauche, son arrivée avait occupé les récents jours d'Astark. Il la fixa à nouveau, elle pendouillait le long d'un fil translucide qui ondulait légèrement. Elle tissait une toile savante qui émerveillait son œil las des pierres et du mortier. Perdu dans ses contemplations, une atmosphère moite, chaude, soporifique éprit la cellule. Il se redressa, des murmures vinrent caresser ses oreilles. Ils suintaient depuis les murs de sa cellule. Rien qu'il ne puisse discerner ou comprendre, des paroles inintelligibles qui s'écoulaient autour de lui. Une profonde panique le prit, la folie empoisonnait ses pensées, elle semblait le guetter depuis les murs, le sol, l’île elle-même. Son esprit se détachait. Sans qu'il ne quitte son corps, il ressentit une dérangeante perspective. Il vit ses muscles, ses veines, ses os, comme ils ne les avaient jamais envisagé avant. La brûlure du Lien le prit a nouveau, en son centre. L'atrocité de la douleur ne le toucha pas. Elle existait, mais ce n'était pas un problème en soit.
— Cesse, fit l'homme à voix basse, si basse que seules les pierres et les rats y prêtèrent oreille.
Astark entendit un tout autre son. Un coup grave, enflant dans la distance, celui d'un bélier qu'on enfonce. Ce qui tirait relâcha sa prise, sans le laisser aller. Son esprit reprenant une empreinte terrestre, ne put continuer de se soustraire à la douleur. La pointe traversa ses os, circulant comme se répand le venin dans les veines. Ses muscles se raidirent, blanc comme un linge, son estomac se contracta dans un reflux violent. Il poussa un cri déchirant qui se répéta parmi les autres prisonniers.
Il rouvrit les yeux sous l'assaut d'une eau glacée.
— Je vous avais bien dis, qu'il n'était pas mort, fit son gardien. Il aura eut une crise voilà tout.
— Une crise qui fait trembler les murs, fit remarquer une voix grave et lente.
Le Gardien Corbeau, à n'en point douter, se dressait devant sa porte, plongeant ses yeux noirs dans ceux d'Astark. Le teint pâle, les cheveux long et trempés, il revenait de l'extérieur. Deux ailes de corbeau dans son dos se rétractaient dans un bruit d'ossements et de chair qui travaille. Il sembla qu'il ne vit rien de plus qu'une coïncidence dans la crise d'Astark et les événements récents, puisqu'il se retourna. Le geôlier, nouveau, peu soupçonneux de la nature du Gardien laissa parler sa curiosité.
— Qu'à bien pu faire un morveux de son âge pour se retrouver ici ? demanda-t-il dépité de voir un gamin dans pareilles conditions.
Le Gardien Corbeau, qui s'était retourné, fit un demi-tour agacé pour lui faire face.
— Chacun de ces êtres a pratiqué une magie, si abjecte, si terrible que personne n'en prononce les mots, siffla-t-il. La mort n'est pas qu'une sentence trop douce, elle est vaine. Ne laissez jamais l'un d'eux vous atteindre, par les sentiments, ou par leur regard implorant, ils ne sont que vice et perfidie, lâcha-t-il dans une voix si stridente, si empreinte de haine, qu'il aurait pu trouver sa place dans l'une de ses propres geôles.
Il se délecta de l’effroi qu’il inspira à son interlocuteur, qui frémissait de peur devant son discours. Il s'en alla finalement, reprenant son chemin sur un pas traînant. Astark eut le droit a du pain blanc frais, et une cruche d'eau claire. Incapable d'avaler quoique ce soit, il ignora son repas, l'esprit encore étourdit par ce qu'il avait vécu. Les heures défilèrent sans que sa nausée ne manifeste une amélioration. Il observait le plafond avec l'impression que son corps avait été scruté, souillé. Il se retourna et fit face au mur. Sans qu'il n'ai pensé cela possible, une dernière chose en lui s'était brisée.
— Comment as-tu atterrit ici ? lança l'ancien, intrigué.
— Je croyais que vous vouliez le silence, rétorqua Astark d’une voix faible, toujours sous le contrecoup de la douleur.
— C'était vrai il y a quelques heures, mais tu as piqué ma curiosité.
Une violente nausée empêcha Astark de répondre sur le coup.
— Vous m'en voyez ravis, répliqua-t-il avec une ironie qui se noya sous les efforts dans sa voix haché.
— Ton nom ? demanda l'ancien, dont le ton empruntait plus à l'ordre qu'à la question.
Il y eut un silence. Outre la douleur, et le fait de s’entendre donner un ordre, la culpabilité rongeante le noya sous le flot de ses insultes . Rejeté avant d’être nommé, s’il existait plus grande honte, plus grand échec, c’était peut-être celui d’être un traître. Il déglutit avant d’articuler doucement. Les mots qui sortirent de sa bouche eussent été de l’huile bouillante qu’il aurait eu le même mal à les prononcer.
— Je n'en ai pas, je n'ai pas eu le temps d'en avoir un, précisa-t-il. Être le fils d'un Duc et échouer à maîtriser le Lien réserve ce genre de sort, paraît-il.
Il eut le droit à un rire bienveillant.
— Excuse-moi, cela fait bien longtemps que je suis ici, je n'ai plus l'habitude de converser poliment, fi-il d’une voix douce. Tous ceux qui franchissent ces portes perdent si vite la raison, que j'en avais oublié le son de ma propre voix. Tu dois bien avoir un sobriquet non ? On ne t'appelais tout de même pas l'enfant ?
— Astark, ou le Magirien, mon frère a eu cette idée fort à propos.
Celui-ci parlait si bas, que sans l’ouï fine de son interlocuteur, et le silence parfait, ce dernier n’eût rien entendu.
— Le marin hein, c'est un beau nom qui ne sied guère à cette prison, argumenta-t-il en ignorant volontairement le sobriquet. Accepterais-tu de me raconter ton histoire ? Et je te raconterais la mienne.
Il avait dit tout cela d'une voix qui sollicitait de manière sincère son interlocuteur à se confier. Comme la chaleur d’une amitié fidèle, qui parlait à l’instinct plutôt qu’à l’homme. Une invitation, une main tendue, comme celle qui l’avait plongée dans un sommeil imposé, quelques mois plus tôt.
Dans sa faiblesse, Astark ne put que constituer d’instinctives murailles mentales qui ne tinrent qu’une fraction de seconde.
— Laisse-moi t’aider, dit son voisin de cellule, toujours de cette même voix, enivrante. Si je te voulais du mal, tu ressentirais tout autre chose.
— Laissez-moi, je ne souhaite que dormir, répondit Astark dont la propre personnalité semblait se déchirer.
Tiraillé par la ronde des ombres, cercle mielleux d’un sommeil profond, d’un dernier sommeil ; et la douce proposition des histoires, qu’il aimait tant lorsque Samie les lui contait. La voix de l’homme résonna plus fort, plus insistante, décollant ses paupières fatiguées.
— Non, je ne pense pas. Tu es resté inconscient près de six heures, ce qui t’invite à dormir n’est pas le sommeil, je m’en garderais à ta place.
La plaisante requête devint une convocation, une mise en garde qui le redressa brusquement.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit Astark d’une voix réveillée par la peur.
— Je n’en suis pas bien sûr moi-même. Voilà plusieurs années que je théorise sur ce lieu sans parvenir à tirer de conclusions. Ce qui est sûr, c’est ce que tu attires ce qui y réside. Peut-être est-ce parce que ton Lien est noué ?
Il avait prononcé cette dernière phrase à voix basse, pour lui-même. L’ancien chassa cette idée de son esprit.
— Peu importe, compte-moi donc ton histoire, tu disais être le fils d’un Duc ? fit-il d’un ton jovial, comme s’il s’était installé auprès d’un ménestrel.
Il n’eut qu’un silence pour réponse.
— Tu te défies donc de moi ? J’imagine que la trahison produit ce genre d’effet oui, reprit-il en se grattant la barbe, l’air songeur. Songes-y, qu’as-tu à perdre ? Te voici enfermé, au même titre que moi. Nous n’avons rien d’autre à faire que d’écouter les cris des fous et attendre de les pousser à notre tour, s’amusa-t-il.
— Qui vous a dit que j’avais été trahi, répondit Astark, désormais intrigué par la clairvoyance de son interlocuteur.
— Ah ah ! Voilà que je pique ta curiosité, enfin, déclama-t-il triomphant. Je n’en savais rien, mais les émotions que j’ai touchées par le Lien ne me sont pas inconnues. Ce n’était pas difficile à dire vrai. Ton cœur n’a pas l’âge de la traîtrise. Tu n’as pu que naître avec la fâcheuse idée d’être un poids pour ton géniteur.
— C’est faux ! s’écria Astark, qui éprouvait toujours pour son père une grande admiration.
— Tu m’en diras tant, plutôt que de jouer aux devinettes, acceptes-tu de me narrer ton histoire fascinante ? rétorqua l’ancien, d’une voix qui ne cachait pas son agacement de jouer au chat et à la souris.
— Je ne maîtrise pas le Lien, voilà tout, finit-il par lâcher dans un soupir.
— Tu ne m’apprends rien que je ne savais déjà, fit-il remarquer. Puisque tu es si avare de paroles, laisse-moi te donner ma version de ton histoire. Astark, le marin, en patois d’Arathor. J’en déduis que ton père est Barthélémy le Bienportant, s’il n’a pas été assassiné entre temps, bien sûr. Ton père est le sixième prince héritier de la couronne, ce qui fait de toi, un héritier lointain, mais tout de même. J’imagine qu’en l’absence de Lien pour t’assermenter, le roi a préféré éliminer toute rébellion éventuelle. Ce que je ne comprends pas, c’est à quel moment ce vaurien de Philippe a trouvé plus plaisant de t’envoyer ici, plutôt qu’à la mort.
L’évocation de ces souvenirs vivides fit grand effet sur Astark, dont les quelques sanglots vinrent tenir lieu de réponse au vieux mage.
— Tu me vois navré d’évoquer de si douloureux souvenirs mon garçon.
Après un long silence, Astark prit une respiration entrecoupée de hoquet.
— Mon père a tenté de m’éloigner dans un petit vignoble, et de simuler ma mort. Mon frère, Nassar, a vu dans ce projet le danger que le roi découvre la supercherie et assassine notre famille. Il n’aurait pas répugné à ma mort, la peur de mon père découvrant la mienne par le Lien l’en a empêché.
— Ainsi les fils se rejoignent, chuchota l’ancien, perplexes face aux paroles d’Astark. Pardonne-moi, reprit-il. Je pensais avoir vu la perfidie politique dans son ensemble. Chaque année pourtant, j’apprends de nouvelles horreurs.
Il y eut un long silence, peut-être une heure, la torchère de la salle s’était éteinte.
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