Incendie
— Essaie seulement de me mettre cette myrtille dans la figure et tu voleras dans le fossé.
— Pff, t’es pas drôle ! soupira Lyana.
Elle enfourna le fruit mauve dans sa bouche avec désinvolture.
— Il t’a demandé quoi, le vieux schnok ?
— Maître Exelo, pas « le vieux schnok ».
— Rhô, ça va… alors ?
— Du thym, de l’oseille et de la mandragore.
— Et tu vas trouver ça où ?
Vaati haussa les épaules.
— Aucune idée.
— Ça me fait une belle jambe. Je dois rapporter la tête d’un coccipique…
— C’est Bianca qui t’a demandé ça ?
— Ouais. Elle rigole pas, la vieille…
— Lyana…
— Quoi ? Elle a au moins deux cents ans !
— Je dirais plutôt trois cents, pouffa Vaati.
— Myrtille ?
— Tu vas me la mettre sur le museau ?
— Affirmatif !
Vaati agita la main, faisant voler sa sœur à quelques pas de là.
— Eh, c’est pas juste !
— Bah si ! Tiens, passe-m’en une.
Lyana obtempéra à contrecœur, et son petit frère lui lança la baie.
— Hé ! sursauta-t-elle
Par réflexe, elle leva son épée, tranchant net la myrtille.
— Et ça, c’est juste ?
— Ben oui, j’ai pas utilisé de magie, moi !
— Mais tu as utilisé une épée.
— Et ? grommela Lyana.
— Et je n’ai pas d’épée.
— Non.
— Donc quand tu utilises ton épée, c’est comme quand j’utilise la magie.
— Non !
— Pourquoi ?
Lyana leva les yeux au ciel, enfonçant ses griffes dans une myrtille.
— Mais je sais pas, c’est… c’est pas pareil, voilà. Qu’est-ce que tu peux être compliqué !
Elle lécha ses doigts pleins de jus collant et tourna les talons, disparaissant dans l’obscurité de la forêt.
Vaati soupira et poursuivit son chemin.
À mesure que son panier d’osier se remplissait, l’agacement laissa place à l’inquiétude. Il s’en voulait terriblement. Pas de s’être chamaillé avec sa sœur, non. Ça, il s’en fichait comme d’une guigne. Ces disputes au sujet de la magie n’étaient pas rares, et plus empreintes d’espièglerie que de vraie colère. Les fruits volants n’étaient pas un événement extraordinaire non plus et, quelques minutes plus tard, tout était généralement pardonné et oublié.
Mais laisser Lyana partir seule dans la forêt ? La laisser à la merci des chats, des blobs, des araignées, des renards, des ours et des loups ?
Ça, c’était une énorme bêtise.
Il revint à l’endroit de leur dispute et s’engagea sur le chemin de terre boueuse. L’odeur de Lyana était ténue, mais bel et bien présente. Elle ne s’était pas éloignée du sentier.
Vaati suivit sa trace jusqu’à une clairière, mais s’arrêta, médusé.
Un brasier dévorait les plantes et les arbres. Le parfum réconfortant du feu se mêlait à des effluves étouffants de feuilles et de bois vert brûlés. La fumée lui piquait les yeux et le nez, et pire que tout, une tache rouge s’étalait sur l’herbe devant lui.
Du sang.
Le sang de sa sœur.
La piste s’arrêtait là.
Il fit demi-tour et courut. Il ne sentait plus ses jambes, la peur lui donnait des ailes, ses poils étaient hérissés. Vaati avait l’impression de voler.
— Au feu ! Au feu ! hurla-t-il en entrant dans le village. La forêt brûle !
L’espace d’une seconde, le silence se fit, puis l’agitation prit sa place. Les Minish affolés couraient en tous sens.
— Vaati Picoru, l’interpela soudain Bianca, une Minish grande et large d’épaules. Où est ta sœur ?
— Elle… quelque part dans les flammes… il y avait du sang… elle est… je…
— Oh Nayru…
Elle n’avait pas prononcé ces mots que Lyana entrait dans le village, tout ébouriffée, sa jambe droite maculée de rouge. Elle tenait à bout de bras la tête arrachée d’un coccipique.
— Lyana ?!
— Bah oui, qu’est-ce que tu croyais ?! C’est pas deux feuilles et une petite bête qui vont me tuer !
— Mais… et la tache de sang ?!
— Me suis prise dans les ronces, pas de quoi en faire tout un plat !
— Et les flammes ?
— Aaaaah, ça ! sourit Lyana, avec une fausse désinvolture.
Elle ouvrit la main et y fit apparaître une petite boule de feu.
Vaati ne savait pas quoi dire. Il était quelque part entre la joie, la fierté, la jalousie, le soulagement et l’admiration. Il était complètement perdu.
— J’avais raison ! jubila un Minish derrière le frère et la sœur. Un démon et une pyromane !
Il constata avec effroi et dépit que c’était l’une des deux petites pestes.
— C'est moi qui ai éteint le feu ! s'énerva Lyana.
— C’est pas le moment, coupa Bianca. Vaati et Lyana ont eu sacrément peur, z'ont mieux à faire qu’d’écouter tes bêtises !
— Je pensais que Lyana était réglo, elle ! Elle avait peut-être pas le même père que ce sale démon !
— Suffit.
— Non, suffit pas ! Ce Vaati, il est dangereux !
Lyana tira son épée et s’avança.
— Le seul danger que je vois, c’est tes petits mots méchants, là ! Tu lui as jamais parlé, sauf pour l’embêter !
— Si tu prends la défense d’un démon, t’es une démone aussi !
— J’m’en vais dire à ton maître comment tu te comportes avec les autres gamins ! grogna Bianca.
— Il s’en fiche, il est bien d’accord !
Vaati serrait les dents, les mains crispées, les griffes enfoncées dans l’étoffe de sa tunique. Il tentait en vain de se calmer.
« Compte jusqu’à cent ! » aurait dit Maître Exelo.
Un, deux, trois, quatre, cinq…
— T’es l’apprenti d’Geita ?
Six, sept, huit, neuf, dix…
— Il s’dit professeur de magie, mais il s’comporte comme un adolescent stupide !
Onze, douze, treize, quatorze, quinze…
— C’est dingue, pesta Lyana. Les sages et les magiciens sont censés être des érudits, mais toi et ton maître, vous êtes vraiment des pauvres truffes !
Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt…
— T’as rien à me dire, la démone ! T’as pris dix ans à te rendre compte que tu pouvais faire autre chose que secouer ton épée comme une débile !
— La ferme, andouille !
Vingt-et-un, vingt-deux… vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq…
À travers le voile de larmes qui couvrait ses yeux et mouillait ses joues, Vaati distingua la silhouette élancée de Geita, qui s’approchait d’eux.
Vingt-six, vingt-sept… vingt-huit… vingt-neuf, trente…
— Je ne te permets pas de parler ainsi à mon apprenti, guerrière ! cracha le professeur, gonflé d’arrogance. Vous n’êtes que des idiots sans finesse !
Trente-et-un… trente-deux… trente-trois, trente-quatre… trente-cinq…
— Surveillez vot’p’tit, c’t’ordure fait qu’d’embêter le fils Picoru ! interrompit Bianca. Si j’le r’vois lui voler dans les plumes, j’lui f’rai passer l’envie !
— Tofta, reste à distance de ce démon, tu ne sais pas de quoi il est capable.
Trente-six… Trente-sept… Trente-huit… Trente-neuf… Quarante…
— Geita, c’est pas parce que tu as un gros livre sous le bras et ce bonnet moche sur la tête que tu peux parler à mon frère comme ça ! Avec un maître aussi tarte, il risque pas de devenir un grand sage !
Quarante-et-un… quarante-deux… quarante-quatre… quarante-quatre…
Vaati gémit. Ses griffes venaient de se planter dans ses cuisses. Les commandes ne répondaient plus. Il sentait dans sa bouche le goût salé et métallique du sang.
Le vent sifflait, battait à ses oreilles, signe qu’il n’allait pas tarder à craquer. Il ne pouvait pas s’enfuir.
Il ne pouvait pas se calmer.
Un hurlement aigu lui échappa alors qu’une bourrasque arrachait l’herbe et emportait les Minish.
Vaati émergea enfin. Il était coupable, inquiet, mais se sentait mieux.
Il releva la tête.
Bianca était allongée par terre. Geita et Tofta se balançaient dans le vide, suspendus à un buisson.
Vaati ricana.
Puis il aperçut sa sœur.
Annotations
Versions