Mario Tourangeau
« Je suis très fier de toi, mon fils. »
Martin escomptait tout sauf ça venant de son père, ce strict partisan d’une discipline stricte. Après lui avoir expliqué le contexte autour du mot de cette grosse vache de CPE, il s’attendait à ce que le ciel lui tombât sur la tête, mais bien au contraire, la joie se reflétait dans les yeux de Mario Tourangeau avec la même netteté que les marronniers à l’extérieur dans le verre du plateau de son bureau.
« C’est tout ? fit Martin. Quatre heures de retenue, une semaine de suspension en sursis, mais tu me chicanes pas ?
— À cause je te chicanerais parce que tu as accompli une action noble et désintéressée ? D’ailleurs, tsé, je tiens à m’excuser platement auprès de toi. »
De mieux en mieux. Le jeune Québécois éprouvait d’autant plus de surprise qu’il connaissait le vécu de son père. Cet officier à la retraite, après avoir surpris sa première femme et son subordonné, qu’il avait chargé de la raccompagner, en train de se bécoter, avait refait sa vie avec une puéricultrice. Il aurait bien continué sa carrière, mais à force de surprendre son entourage à lui faire les cornes dans le dos, ainsi qu’à fredonner sous cape Les langues de chat de Jane Birkin dès qu’ils le voyaient avec sa nouvelle épouse de quinze ans sa cadette, il avait tout envoyé promener après vingt-cinq ans de bons et loyaux services envers la Sûreté du Québec, déménageant avec elle et leur fils de deux ans à Rivière-au-Renard, lieu choisi par celle-ci en raison de sa dévotion envers Saint Martin, le patron du port.
« Oui, oui, je tiens à m’excuser malgré tes yeux ronds de ouaouaron[1] et ta bouche en porte de garage : pendant longtemps, j’ai cru que t’étais un garçon un peu fragile, presque efféminé, parce que t’évitais autant que possible les chicanes – sauf avec moi, comme par hasard – pis je croyais que ça te venait du catholicisme dans laquelle ta mère insistait pour t’élever. Du coup, je te voyais jamais t’affirmer comme un chum le devrait et j’avais peur que t’étais jamais capable de confronter le mal et les gens mauvais, tsé. Tu viens de prouver avec brio que j’avais tort en remettant à sa place ce musulman...
— Attends là, Papa. Désolé de te couper la parole, mais là, c’est le cadet de mes soucis qu’il soit musulman ou chamaniste, et prends-en note, s’il te plaît. C’aurait été Mgr Paul Grégoire, j’y aurais fait pareil parce que c’est pas une façon de se comporter.
— Mais oui, mais oui, je comprends assez ben ! Tsé, si on était déménagés, c’est pô juste... oh pardon : ce n’est pas juste parce qu’on m’achalait par rapport à ta mère mais parce que j’endurais plus l’islamophobie autour de moi. On a le droit de croire en un Être suprême sans subir des misères !
— Ben là ! C’est pour ça que tu me fais ton mea culpa que maintenant ?
— Oui, bon, j’ai reconnu mes torts, commence pas à faire l’obstineux de même ! Bref. Ce qui est fâchant, c’est que ta mère va lire ce mot puisque je lui cache rien, et elle va s’attendre à ce que je te punisse. Désolé, mais je vais devoir te priver de sortie pour une semaine. Et aussi d’argent de poche. Et c’est pas négociable.
— C’est Jacou qui va être aux oiseaux…
— Dis-moi pas que tu continues à engraisser ce bum... oh pardon : ce clochard ? Je t’ai déjà dit mille fois que Jacou-le-Cracra n’est pas un chum recommandable. Y a pas de pénurie d’itinérants ni de nécessiteux à Tours, qu’est-ce qui t’oblige à tout claquer à l’aider, lui, à la fin ?
— Parce que les itinérants ont fait ce choix de carrière, c’est bien connu, dit Martin. Vivre à la cloche, ils adorent ça. Pis d’abord je claque pas tout mon bacon à l’aider, juste la moitié.
— En tout cas, il dépense tout l’argent que tu lui donnes en vin pas cher !
— Ben là ! Je suis pas responsable de ses choix ! Un pauvre doit fournir un certificat de bonne moralité pour qu’on l’aide, maintenant ?
— Je te parle pas de ça. Je respecte cette passion à aider les gens qui en ont besoin que tu as héritée de ta mère. Pis c’est pour ça que je suis tombé en amour d’elle, tsé ! Mais ça me tanne de te voir gaspiller cette générosité chez quelqu’un qui le mérite pas. À cause tu crois qu’on surnomme cet itinérant “le Cracra” ? Il pourrait aller prendre des douches au Secours Catholique par exemple, tsé, comme d’autres sans-abri, mais il le fait pas, et il sent le fond de tonne et d’autres trucs encore moins jolis à six pieds à la ronde, tsé veux dire ? Les gens comme lui, ou comme ce Samy, là, ça abuse de sa situation de victime de la société pour vivre à ses dépens, mais sans faire d’effort pour s’en sortir. Et une fois que tu as réchauffé le serpent dans ton sein, il mord. Marque mes mots, mon fils, et marque-les bien : un jour, il fera pareil avec toé. J’ai déjà vu la neige tomber, moé, je suis pas né de la dernière pluie. Donne à manger à un cochon et devine ce qu’il viendra faire sur ton perron ?[2]
— Marque mes mots, mon père, et marque-les bien : si tout le monde devait penser comme toé, des millions de braves gens envers lesquels la vie a été vache mourraient de faim, de soif, de froid pis de maladie juste parce qu’on aurait abusé du principe de précaution. Quand on mange autant de misère que Jacou, et dans l’indifférence complète en plus, on a du mal à garder sa dignité et sa motivation !
— Mais qui te dit qu’il a mangé le moindre milligramme de misère qu’il a pas mis lui-même dans sa propre assiette ? Qu’il n’en est pas là parce qu’il a trempé dans des affaires discutables ou qu’il est paresseux ?
— On en sait rien ! Jusqu’à preuve du contraire, il est un bon citoyen respectueux des lois ! Sac à papier, je m’en va pas lui demander son CV ! Pis tu crois pas sérieusement qu’il en est là par paresse ? Même le pire des flancs mous se secouera pour s’en sortir longtemps avant de devenir cracra comme Jacou, alors s’il est tombé aussi bas, c’est qu’il y pouvait rien. CQFD ! Ose me dire que les mamans africaines, tsé, celles avec des bébés si maigres qu’ils ont le ventre comme une balloune pis plus de fesses, ose me dire qu’elles se laisseraient aller si on les aidait à s’en sortir ! »
Le père poussa un soupir sonore, se passant la main sur la figure, puis écarta d’un bras sa grosse dactylo[3] IBM.
« Je te l’ai déjà dit, petit bonhomme, je veux pas qu’on soit en chicane, pas maintenant. En tout cas, tu as presque l’âge de rentrer dans l’armée, il faut peut-être que je te laisse faire comme tu veux. »
Quelle libéralité inhabituelle de sa part envers le « petit bonhomme » ! Ce dernier alla pour faire la remarque.
« Non, s’exclama son père, ne commence pas, deuxième édition ! Médite sur ce que je t’ai dit. Tu es notre seul enfant, et nous n’en aurons pas d’autre. Nous aurions le cœur brisé s’il t’arrivait malheur.
— C’est promis, Papa. Bâdre-toi pas[4] pour moi, je sais me défendre, et grâce à toi en plus.
— Merci, petit bonhomme. Enweille[5], je te laisse y aller. Tu n’auras qu’à dire à ta mère que je t’ai chicané en tabarnouche.
— C’est ben ce que tu viens de faire, non ? »
Ils rirent, détendant l’atmosphère. Le père raccompagna le fils. Martin ne le lui aurait jamais dit en face, mais son père faisait sa fierté pareil. Homme de principes, il accordait une grande importance à la justice et méprisait ceux qui faisaient preuve d’indifférence devant son opposé. Par respect pour sa femme, il s’imposait, à lui et à son fils, de toujours employer des euphémismes à la place des sacres typiques du français du Québec. « Criffe », « estifi », « câlique », « tabarouette », « saint-ciboulot », « mauzusse », « sac à papier », etc., qu’importe si cela leur donnait l’air pudibond ou puéril, du moment qu’ils s’abstenaient de blasphémer le culte catholique si cher à Graziella. Seul l’agnosticisme obstineux de Mario jetait une ombre au tableau de leur vie de famille.
Alors que Martin ouvrait la porte du bureau, son papa hurla derrière lui :
« Non mais, tu te saques de moi, oui ? File, et que je t’y reprenne plus ! Sainte-ciboulette de tabarnouche, je sais pas ce qui me retient de te couper le gazon une semaine de plus ! »
Lorsqu’il referma la porte, son père se détourna, semblant cacher un sourire hilare.
[1] Crapaud-buffle
[2] Sous-entendu : « il viendra ch… sur ton perron », dicton québécois qui fait référence à l’ingratitude.
[3] Machine à écrire.
[4] Ne t’inquiète pas (calque québécois de l’anglais « Don’t bother »).
[5] Allez ! (Calque québécois de l’anglais « Away! »)
Annotations