Retenue
Le lendemain, à seize heures, Martin, qui n’avait pas progressé de la moitié du quart d’un pouce sur son devoir de retenue, commençait à avoir les deux yeux dans le même trou, ainsi qu’un mal de bloc lancinant qui lui donnait l’impression d’avoir une drill contre les méninges, comme s’il avait passé la nuit sur la corde à linge. Il se sentait à plat, comme un pneu de bicycle mangé aux rats. En plus, pour une fois, pas un chat dans la salle de retenue. Avec un profond soupir, il se laissa aller sur sa chaise et se passa sur son baladeur, histoire de slaquer un peu, la nouvelle toune du génial Daniel Balavoine : Pour la femme veuve qui s’éveille. Quant à Mlle Prairat, elle était tout le contraire de M. Joste : elle se contentait de prendre l’air à la porte et continuerait ainsi tant qu’il ne mènerait pas un train d’enfer.
« Petite jaune au boulot
« Courber l’échine
« Femme douce vit dans les nuits câlines
« En bleu de Chine… »
Voilà un truc plus tiguidou que la physique-chimie ! Et plus réaliste aussi : la description de la vraie misère de cette planète par quelqu’un qui l’avait vue de près suscitait plus son intérêt que la force de gravitation de son satellite, ce vulgaire gros caillou désolé et dénué de vie.
« …Femme de Shanghaï
« Ou de Koustanaï
« Du peuple massaï
« Veuve d’un monde qui défaille
« Rien ne peut égaler ta taille… »
Une perle, ce chum-là : ça le tannait, toutes ces vedettes qui adhéraient, sans s’y investir, à une cause humanitaire juste parce qu’il s’agissait du spécial du jour, ou parce que leurs taouins invertébrés de fans l’attendaient d’elles. Le jeune Québécois aspirait après l’authenticité humaine et un amour de l’humain motivé par une vraie compassion, qu’elle eût pour objet les enfants faméliques du Sahel ou les itinérants qui affrontaient l’hiver dans les rues de Montréal.
Mais bientôt, la chanson prit fin, comme tant de bonnes choses en ce bas monde. Et la motivation qu’il espérait voir venir avec la détente brillait par son absence. Bon, ça allait ben venir. Dans ses écouteurs, Balavoine entonna Le chanteur.
« Je m’présente, je m’appelle Henri,
« Je voudrais réussir ma vie, être aimé
« Être beau, gagner de l’argent
« Puis surtout être intelligent… »
Martin pouffa de rire. Un génie, ce chum-là, pour vrai ! Il adorait son sens de la provocation ! Pas pour lui-même, mais parce qu’il mettait en relief avec une indéniable efficacité les absurdités et les injustices du monde. Pour ça, il fallait un cœur capable de beaucoup aimer et de beaucoup souffrir en conséquence.
« …Puis après je f’rai des galas
« Mon public se prosternera devant moi… »
Il l’aurait pas mieux dit : qu’est-ce que les gens avaient, à la fin, à rendre un culte à des êtres humains niaiseux, incapables de les tirer de la fange spirituelle dans laquelle ils croupissaient pour les rendre meilleurs, juste parce qu’ils poussaient bien la chansonnette, ou qu’ils inventaient des histoires (plus ou moins) divertissantes, ou qu’ils faisaient bien les gniochons devant une caméra, ou encore qu’elles avaient des courbes d’agace-pissettes comme Brigitte Barjo ?
« …Les nouvelles de l’école diront que j’suis pédé
« Que mes yeux puent l’alcool, que j’fais bien d’arrêter… »
Vas-y, Danny, dis-leur : la roue tourne et tout se paie un jour, surtout la mégalo ! Ces gens-là se prennent pour des dieux mais ils sont que des humains, poussière qui retournera poussière ! Et ta crudité met bien en lumière leurs turpitudes, chum de gars ! Autant en profiter tant que Dieu nous prête vie et que la political correctness nous musèle pas, n’est-ce pas ? Le diable est aux vaches aujourd’hui dans ce monde, et quoi de plus lâche et de plus injuste que d’édulcorer une réalité parce qu’elle nous écorche l’égo et l’émotivité ?
Tabarouette, tout ça c’était très bien, mais à rester assis sur son steak, il n’approchait pas de la résolution du devoir ! Ô rage, ô désespoir, ô M. Joste ennemi... Comme pour se mettre au diapason de son humeur, Daniel passa à Vivre ou survivre.
« Heure sonne matin
« Pleure chagrin… »
Pour couronner le tout, il ne pouvait pas faire l’impasse sur cette retenue sous peine de maganer sa moyenne en diable. Grâce à Rajshri, M. Potelle, le proviseur, avait commué sa suspension en sursis, mais en raison de la pression que la CPE et l’autre niaiseux de pion lui avaient mis, il avait entériné cette retenue. Facile de deviner quel épais cochon avait choisi la matière du devoir ! À tout prendre, il devait une fière chandelle à la gentille Indienne, à qui il n’avait pas encore eu l’occasion de témoigner sa gratitude.
« …Mais vivre pour toujours,
« Sans discours, sans velours,
« Sans les phrases inutiles
« D’un vieux roman photo… »
« Hou hou ! Martin !? Allô, allô, ici la Terre, j’appelle fusée lunaire ! »
Sac à papier ! Rajshri !
« Ah, mauzusse, salut ! » s’exclama-t-il.
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