Rajshri

5 minutes de lecture

Il arracha ses écouteurs et mit le baladeur en pause.

« Désolé, je pelletais des nuages. T’es d’adon, je pensais justement à toi. »

Elle détourna la tête et gloussa :

« À moi ?

— Ben oui, à toi. Mais assieds-toi donc, chum de fille. »

Avec le « chum de fille », le jeune homme entendait établir une relation de stricte amitié. Qu’est-ce qu’on allait dire, dans sa classe, si des mémérages se répandaient comme quoi il fricotait avec une fille de quatrième !?

La Pondichérienne s’assit avec lenteur, remit son ample queue de cheval dans le dos et tint les mains jointes entre les jambes, épaules resserrées, tête baissée. En cette journée de novembre d’une douceur exceptionnelle, elle portait une robe longue à rayures verticales blanches et azurées et des bottines. Ça lui allait surprenamment bien. Toutefois, elle devait porter un haut, voire un chandail, sous ces vêtements. En effet, ils accentuaient ses courbes de manière à donner l’impression d’une puberté plus fleurie qu’en réalité.

« J’étais en train de me dire que tu m’avais rendu un ben fier service. Merci.

— C’était normal...

— Attends là, tu m’as évité une semaine effective de suspension ! Pour vrai, je te suis assez reconnaissant. Ouais, super reconnaissant !

— Oh, je... »

Elle détourna la tête et resserra encore les épaules, bras raidis, l’ébauche d’un sourire gêné aux lèvres. Bon, lui qui avait voulu afficher sa gratitude, il avait peut-être beurré un peu épais pour le coup.

« Dis-moi pas que t’es en retenue aussi ? reprit-il.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Ben c’est le dernier endroit où on aurait envie d’être un mercredi aprème.

— Je reviens d’une étude biblique à l’église évangélique à l’autre bout de la rue.

— Une église ? Six mois que je suis ici et j’ai rien remarqué.

— Laisse-moi deviner, dit-elle, la contenance plus assurée et un sourire malicieux aux lèvres. Dès qu’il y a pas des clochers, des vitraux, du bling-bling en veux-tu en voilà et des prêtres en soutane partout, pour toi, c’est pas une église ?

— Euh...

— Tu penses que l’Être suprême a besoin de tout ce souk pour prêter l’oreille à ceux qui L’invoquent ?

— Mais non... bredouilla-t-il. C’est juste que...

— Détends-toi, va. Je comprends que tu puisses penser ça puisque t’es dans l’Église romaine. Mais tu dois comprendre que nous, on s’embarrasse pas de toutes ces étiquettes et tous ces rituels. On est juste chrétiens, point final. On veut juste être connus de l’Empereur des Univers et Le connaître.

— Ben là ! C’est possible, ça ?

— Bien sûr. J’en suis la preuve vivante.

— Attends là, chum de fille, mais comment tu peux être sûre que tu connais l’Empereur des Univers, comme tu dis ? Rien que la manière dont ça sonne, tsé, “tu connais l’Empereur des Univers”, on dirait que ça sort tout droit d’un pastiche de Tolkien juste bon pour le marché aux puces.

— C’est comme l’affaire Dreyfus, s’enflamma-t-elle. Conspué, vilipendé, mis au pilori, l’innocent colonel fut désigné par les autorités compétentes à la quasi-unanimité comme l’indiscutable coupable, le misérable traître, le sale Judas. Mais dans son cœur, il savait qu’il était innocent. C’était pas un fantasme qu’il s’était inventé pour échapper à la dure réalité, non : il le savait pertinemment puisque c’était la vérité ! Eh ben là, c’est pareil : je sais pertinemment que je connais le Seigneur des Univers parce que c’est la vérité, Il l’a insufflée Lui-Même dans mon cœur. T’es pas sans savoir que Dreyfus aurait payé le prix fort si une certaine personne de conviction qui risquait gros et n’avait rien à y gagner au niveau matériel était pas intervenue en sa faveur. Ça te rappelle personne ? »

Mauzusse. Quel impair. Ce n’était pas juste l’impression qu’une secte l’avait embrigadée la jeune fille qui indisposait Martin, mais cette stupéfiante métamorphose : la gamine de treize ans percluse d’embarras s’était soudain exprimée, non pas juste par ses mots mais par ses gestes et toute son expression, comme une adulte à part entière. Il tâcha de se rattraper :

« D’accord, d’accord, désolé. Vraiment. On a tous le droit de croire en ce qu’on veut, toé y compris. Je suis pas cette sale bête de Samy ! C’est juste, tsé, que c’est stupéfiant, c’est la première fois que j’entends ça. Mais je suis navré si je t’ai offensée. »

Rajshri, la main sur la bouche comme par manière d’excuse, retomba dans sa réserve et répondit :

« Non non, t’en fais pas. C’est moi qui te présente mes excuses : j’ai tendance à démarrer au quart de tour quand il s’agit d’un sujet qui me tient à cœur. Je voulais pas te donner l’impression que je me fâchais après toi, bien au contraire. Loin de moi l’idée de te comparer à cette bête brute de beur, là, qui se prend pour la victime de la planète entière, alors que ses propres coreligionnaires, dans mon pays, se font tabasser, piller, spolier, violer, torturer, empoisonner et assassiner.

« En parlant de lui : moi aussi, je voulais te dire merci pour avoir pris ma défense avant-hier.

— Bienvenue.

— Ça m’a vraiment touchée, Martin, tu te rends pas compte à quel point ! Tu connais pas le système de castes de chez nous – et c’est pas plus mal – mais je suis une dalit, c’est-à-dire de ceux que vous appelez “Intouchables” ici en Occident. On est plus aussi “intouchables” qu’avant depuis que les valeurs occidentales sont entrées en Inde, mais avec toute l’ostracisation et la discrimination sociale qui nous touchent, ça revient au même. C’est pas pour rien que notre caste, ou plutôt notre non-caste, a donné son nom aux chiens de rue de chez nous : nous sommes pas censés rentrer dans les maisons des membres des autres castes, ni dans les lieux de culte hindous – ce dont, personnellement, je me fiche, remarque – les plus basses besognes comme la tannerie, la voirie ou le ramassage de caca nous sont dévolus, etc. Même les Sud-Africains sont mieux lotis que nous ! C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on est venus ici, moi et ma famille, à la première occasion.

« Tout ça, avec en plus notre foi chrétienne, ça a fait que toute mon enfance, j’ai dû apprendre, tant bien que mal, à faire profil bas. Tous les prétextes étaient bons pour nous brimer. C’était d’autant moins supportable que, sans rentrer dans les détails, j’ai beaucoup de mal avec le spectacle de l’injustice et de la bêtise. Les gens font le mal avec un de ces naturels ! Alors que pour faire le bien, il y a une majorité d’abrutis ! Alors quand j’ai vu chez Samy le regard luisant de haine et de mépris qui nous a poursuivis toutes ces années, j’en menais pas large, crois-en ta servante. Je sais pas quoi dire pour t’exprimer toute ma reconnaissance. »

De nouveau cette mystérieuse maturité. Pas juste celle qu’octroie une vie parsemée de souffrance et d’adversité. Il s’agissait de la sorte de sagesse qu’il associait à son père. Celle de la personne qui sait. Les yeux de biche de cette fille de treize ans contenaient une sagesse qui n’aurait pas déparé ceux d’un vénérable moine ou d’Albert Einstein.

Annotations

Vous aimez lire Narindra le Gobelin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0