Le bien en retour du mal

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« Au fait, Raj, je savais pas que t’étais surdouée » put enfin placer Martin, alors que le feu tricolore face aux jeunes gens les laissait enfin libres de continuer leur flânerie.

Leur petit immeuble se trouvant à moins de deux stations de bus du lycée, c’est-à-dire tout juste trop près pour justifier de claquer du bacon en abonnements, il leur était arrivé une fois ou deux auparavant de rentrer ensemble à pied, en des moments où les orbites planétaires des emplois du temps, des activités périscolaires et des sorties entre amis et autres tâches imposées par les parents avaient bien voulu entrer en conjonction. Mais au contraire des autres fois, ils allaient leur petit bonhomme de chemin et devisaient tout du long. Il se surprenait à jaser avec elle avec plus d’entrain que sa matante Lorraine, qui aurait pourtant vendu un frigidaire à un Esquimau ! Ils avaient croisé Jacou-le-Cracra, son éternel fer à béton contre le giron. Il avait présenté de brèves excuses de ne rien avoir pour lui ce jour-là ; par chance, sa camarade avait une pièce de cinq francs à lui donner. Cela avait créé dans la conversation un trou par lequel il avait pu par la suite s’engouffrer, lui faisant la remarque qui lui brûlait les lèvres depuis un moment.

« Surdouée… répondit-elle. Ccī ! Je déteste ce mot ! Ça donne l’impression que je suis supérieure alors que je suis juste différente.

— Ben tu veux que je dise que t’es quoi, du coup ? Un prodige ? Un génie ? Une bolle ?

— À ce qu’il paraît, les psys parleraient de H.P.I. et de H.P.E., pour “haut potentiel intellectuel” et “émotionnel”. C’est pas trop mal, ça met l’accent sur le fait qu’on a aussi des émotions.

— H.P.I., H.P.E., C.P.E, S.V.T.… Qu’est-ce qu’ils ont, les gens, à inventer tous ces sigles-là, de nos jours ? À cause ils appellent pas juste les choses par leur nom ? Biologie, surgé, surdoué ! C’est quand même mieux, non ?

— Je te signale, Martin, que t’as dit “surgé”, le taquina-t-elle, et que c’est l’abréviation de “surveillant général”. Autrement dit, tu fais exactement ce que tu reproches aux gens dans la foulée même de ton reproche.

— Ben là ! s’amusa Martin. Du coup, tu préfères que je t’appelle “3615 Rajshri Narayanan” ?

— Et encore, selon les conventions onomastiques de mon peuple, dit-elle en écartant les bras au fur et à mesure, ce serait plutôt “3615 Puducherry Narayanan Rajshri Paraiya” ! »

Ils éclatèrent de rire, pour la troisième fois depuis le départ du lycée.

« Je vois ce que tu veux dire, bien sûr. Te bile pas, va. Quand nous sommes entre nous comme ça, tu peux me qualifier de “surdouée” si tu préfères, parce que je vois bien que toi, au moins, t’es pas du genre à m’en faire une crise de jalousie dans le dos.

— De jalousie !?

— Ça rate rarement. Et le pire, c’est qu’y a même pas de distinction de catégorie. Indiens ou Français, dalits ou brahmanes, jeunes ou adultes, la majorité de ceux qui apprennent ma douance m’en gardent un chien de leur chienne, et ça finit toujours par ressortir à un moment donné. “Pour qui tu te prends ? Pour Einstein ?” mima-t-elle. “Ccī ! Je me saigne à blanc pour l’instruction de mon fils, et cette gueuse de rakshassi[1] se croit toute permise parce que tout lui vient tout seul !” En plus, s’il y a bien une chose pour laquelle je suis pas “surdouée”, c’est faire semblant d’être ce que je suis pas.

— Du coup, on te fait pas de misères, dans ta classe ?

— Bof, pas vraiment, grâce à l’Empereur. Bien sûr, j’ai mon lot d’enquiquineurs qui me cassent les pieds plus souvent qu’à mon tour, mais rien de tragique. Je laisse couler.

— Mais non, Raj ! Si tu courbes l’échine, ils vont faire la queue pour grimper dessus ! C’est toujours comme ça dans la vie.

— Je suis chrétienne ! Rendre la pareille aux gens mauvais ne donne jamais un bon résultat net ! »

Un feu rouge piétons stoppa leur marche. Les voitures passaient, grumes de métal descendant leur rivière d’asphalte vers le Léthé de l’ascension sociale, un des nombreux cours qui se jettent dans la mer de la vanité.

« Quand les gens sont vaches avec toi, s’écria Martin, et que tu les laisses faire, tu crois qu’ils s’amendent ? Ils s’enhardissent et ils se montrent encore plus vaches ! Tendre la joue, je veux bien, mais y a des limites !

— Là, je t’arrête, dit Rajshri, index levé. La citation exacte du Sermon sur la Montagne, c’est : “Si quelqu’un te frappe à ta joue droite, présente-lui aussi l’autre.”

— Et pis après ?

— Pis après la plupart des gens sont droitiers.

— Ça change quoi ?

— Vas-y, frappe-moi sur la joue droite avec ta main droite. »

Elle le niaisait ou quoi ? Pis il avait pas pour habitude de fesser les filles.

« Vas-y, Martin, rit-elle, tendant la joue droite. Et attention, hein, avec la main droite ! »

Bon, d’accord… Il allait juste faire ça tout doucement.

Il leva la dextre, mais s’il voulait frapper avec la paume, il devrait tourner le poignet, une position des plus malaisées. Du coup, il devrait frapper…

avec le dos de la main !

« Ah d’accord ! s’exclama-t-il. Ça parle d’un soufflet, comme dans “Le Cid” ! Une grave insulte !

— Vingt sur vingt, élève Tourangeau ! T’en as de la culture, dis donc ! Tu vois, tendre la joue, c’est pas se laisser manger la laine sur le dos, c’est remettre les choses dans les rails de la décence, de la courtoisie, de la bonté, de l’amour et j’en passe. Un certain charpentier de la Palestine du Ier siècle a dit à Son procès, ou plutôt Son procillon, au soldat qui L’a frappé sans raison valable : “Si J’ai mal parlé, rends témoignage du mal ; et si J’ai bien parlé, pourquoi Me frappes-tu ?” Eh ben c’est ça. »

Le feu piétons passa au vert. Ils se remirent en route de la même démarche musarde.

« Et c’est ce que tu fais avec tes chums de classe ? dit Martin.

— Oui. D’ailleurs plusieurs me prennent pour une pète-sec et une rabat-joie parce que je les empêche de faire les zouvaves en rond. Pas tous, heureusement.

— Mais il doit bien y en avoir sur qui rien ne colle, non ?

— Bof, je laisse pisser le mérinos.

— Même s’il fait ça sur tes plates-bandes ? Moi, à ta place, je leur parlerais en pleine face.

— Je vais pas en faire une maladie, j’en ai vu d’autres… »

Un jour, le Brésilien qui avait enseigné le jiu-jitsu à Martin lui avait téléphoné : il ne pourrait pas le recevoir ce jour-là et les suivants pour cause d’entorse à la cheville. L’enfant qu’il était lui avait demandé s’il allait bien. Celui-ci lui avait fait mot pour mot la même réponse que la surdouée, sur un ton identique. Il avait appris par la suite que le cher homme, au pinacle de sa carrière en arts martiaux, avait subi l’attaque d’une douzaine de voyous qui avait mis fin à toutes ses ambitions.

« Mais là, Raj, si quelqu’un en veut à ton intégrité physique, tu vas pas juste jaser avec lui !

— Oui, oui, si on m’agresse dans la rue, je devrai peut-être me défendre. Encore que je chercherai à éviter la violence autant que faire se peut. Mais si c’est parce que je suis chrétienne, ou que je me comporte comme une chrétienne, c’est différent. Remets ton sort à l’Éternel, et Il te soutiendra. Il ne laissera jamais chanceler le juste.

— Ben là ! On voit bien que tu connais pas la violence physique, que t’as jamais rencontré des bêtes féroces sous forme humaine qui…

— Si, Martin ! Je connais ça que trop bien… »

Sa voix s’était brisée et son regard voilé sur la dernière phrase.

« Oh, mauzusse, je suis désolé au coton… euh… à fond, Raj ! Je savais pas pantoute que… Je veux dire… J’avais aucune idée que… euh…

— Le sois pas, va, c’est ta faute en rien. C’est juste que ça m’a remis en mémoire un incident horrible où j’ai perdu ma meilleure amie parce que j’avais agi selon ma foi. Les coups et les brimades, c’est une chose, mais Nietzsche est un idiot congénital. »

Martin resta bouche bée, la chique coupée par cette réplique.

« Il dit n’importe quoi, Martin ! Ccī ! Ce qui ne te tue pas te rend plus faible ! Soit plus faible au niveau moral parce que tu t’endurcis et que tu deviens pire encore que ton bourreau, soit au niveau émotionnel parce que tu te refuses à t’endurcir et à dévaler cette pente. J’ai cru mourir de chagrin quand Padma m’a dit qu’elle me tuerait la prochaine fois qu’elle me verrait. »

Martin bouillait en son for intérieur. Elle aurait pu s’épargner tout ça, mais il avait fallu qu’une de ces mauzusses de sectes protestantes lui tripotât le cerveau. La religion, c’était personnel ! Tout ce qu’elle avait récolté pour ses misères, c’était du malheur.

« Mais ne noircissons pas le tableau outre mesure, dit-elle, secouant ses paumes tendues en avant. Le reste du quartier ou presque voulait attenter à nos vies à moi et à ma famille. Alors nous avons prié très fort et jeûné sec un jour sur deux pendant un mois et demi environ – à part ma petite sœur, bien sûr, elle était un bébé. Et c’est là que le mari de la cousine de ma mère, technicien au CNRS, nous a contactés pour nous proposer de financer nos billets d’avion et notre installation ! Pile au moment où nous avions commencé à prier, ils avaient commencé à économiser et à faire des appels aux dons dans leur assemblée ! Et comme ils ont pas d’enfants, ils ont réuni l’argent nécessaire en même pas deux mois ! Mieux encore, il a pu utiliser ses relations pour obtenir très vite à mon père un poste de magasinier de bibliothèque ! Notre vie a changé, Martin ! Nous en avons pas fini avec les avanies racistes, mais nous ne vivons plus dans la peur et l’humiliation ! Alors, tu crois toujours que c’est pas possible de connaître l’Empereur des univers alors qu’Il récompense comme ça ceux qui Lui font honneur par leur fidélité ? »

Martin se serait bien fessé dans la face jusqu’à minuit. Mais il répondit quand même :

« Mais là, il a pas envoyé un ange du ciel pour toi avant-hier. »

Elle s’arrêta et leva vers lui un de ces sourires incroyables dont elle avait le secret.

« T’en es sûr, Martin ? T’es bien intervenu, n’est-ce pas ? Tout de suite, sans même que j’aie demandé quoi que ce soit ? »

Qu’est-ce qu’il aurait pu rétorquer à ça ? En tout cas, même s’il avait encore voulu faire le taouin avec une réponse niaiseuse, il en aurait été bien en peine, envouté par le visage sculptural de la bellissime Tamile comme un cobra par un fakir.

Une moto passa dans une pétarade de tonnerre. Les pots d’échappement, il connaissait pas, ce nono ? En tout cas, il avait échoué à moucher la délicieuse ambiance de convivialité qui venait d’atteindre son point culminant entre eux deux.


[1] Féminin de « rakshassa », démon anthropophage et protéiforme de l’hindouisme, maître en illusions.

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