JJB
« D’ailleurs, reprit Rajshri en même temps que sa marche, où est-ce que t’as appris à faire du judo comme ça ?
— C’est pas du judo, c’est du jiu-jitsu. Les judokas pognent pas les jambes comme je l’ai fait. Pour être précis, c’est du jiu-jitsu brésilien.
— Je savais pas que ça existait. Quelle différence avec le jiu-jitsu japonais ou le judo ?
— Le jiu-jitsu japonais, c’est une technique de combat au corps-à-corps mise au point par les samouraïs pour quand ils avaient plus d’arme sur le champ de bataille. »
La Tamile fit un « Aah ! » muet.
« C’est pas juste des prises, poursuivit-il, mais aussi des coups de pied et de poing. Le judo en est l’héritier direct, mais axé lutte, sport et développement personnel. Le but, pour un judoka, c’est de projeter l’adversaire au sol et de l’y immobiliser. Du coup, contrairement aux idées reçues, les plus gros et les plus costauds y ont l’avantage au coton, comme en boxe. Mais le jiu-jitsu brésilien, c’est un peu différent. C’est le demi-frère du judo, en quelque sorte. On y cherche à amener dès que possible l’adversaire à la lutte au sol : on y fait tous la même taille. Là, il s’agit de lui tordre une articulation pour le pousser à abandonner le combat, ou de l’endormir comme je l’ai fait avec Samy. C’est tout à fait possible d’immobiliser un adversaire avec cet art-là, mais c’est pas vraiment le but principal parce que c’est plutôt orienté combat que sport. Un bon pratiquant doit pouvoir se défendre en un contre un dans les favélas.
— Alors t’as déjà été au Brésil ? »
« Oh non, pantoute ! » rit Martin.
Ils tournèrent l’angle d’un rond-point. Quelque part dans une des maisons résidentielles devant eux, quelqu’un s’écoutait « Méditerranéenne », de Hervé Vilard.
« Mon père est un gradé de l’armée pis il voulait que j’apprenne à me défendre. Alors comme un de ses chums de gars, un Brésilien immigrant, lui avait appris la discipline, il lui a demandé de m’en apprendre à moé aussi.
— Ses leçons t’ont visiblement profité.
— Je trippais au coton à apprendre avec Maître Randolfe. Il était tiguidou laï-laï, un criffe de bon gars, et il m’a laissé un souvenir qui me restera pour toujours. La vie lui a fait des badloques, mais il est resté ben gentil pis généreux pareil.
— Quel genre de bad lucks, si c’est pas indiscret ?
— Oh, c’est pas classé secret défense, tsé. Il était super doué en jiu-jitsu, ceinture corail, ce qui veut dire qu’il faisait partie des meilleurs de toute sa discipline. Il a profité de sa notoriété pour se mettre en opposition aux cartels de drogue qui régnaient sur les favélas de sa ville. Il faut dire qu’il les achalait déjà en prenant sous son aile des enfants des favélas pour leur apprendre le jiu-jitsu. En échange, ils faisaient le ménage, la cuisine, les courses et tout ça pour lui. Ça leur faisait autant moins d’occasions de bosser pour les cartels ou de se geler à la coke que ces bêtes puantes-là vendaient, tsé veux dire ?
— Oh que oui…
— Finalement, ils ont payé une gang de voyous pour lui arranger le portrait en diable. Ils lui ont magané la colonne vertébrale à coups de chaînes. Il s’en est sorti, mais les compètes, c’était fini pour lui. Ses chums du jiu-jitsu n’ont rien fait pour l’aider. Pas qu’ils aient été vaches avec lui, juste qu’ils s’en câliquaient un peu, maintenant, de l’étalon blessé. Ils préféraient pas se mouiller, tsé veux dire ?
— Et la police et la justice étaient soudoyées, bien sûr ?
— Eh ouais… Du coup, il a décidé de se casser de là pour pas avoir affaire aux cartels, et aussi parce qu’il était tanné de l’indifférence de ses anciens chums. Il a mis ses affaires en ordre pis il s’est installé au Canada.
« Pour être franc, Raj, c’était à lui que je pensais quand je t’ai dit que je trouvais pas ta façon de pratiquer la religion réaliste.
— Pourquoi ? Il était chrétien évangélique ?
— Non, catholique. Mais pas pratiquant au sens où il allait à la messe et tout ça. D’ailleurs, il m’a dit une fois que même avant sa blessure, il en avait eu plein son casque des dogmes humains qui lui avaient fait aucun bien. En fait, j’ai jamais vu de crucifix ou d’autres signes religieux chez lui, sauf une vieille Bible abîmée, qu’il lisait dès qu'il avait un moment de libre. »
Leur immeuble apparut au détour d’une douce courbe de la rue, peu après une école maternelle et un croisement. Le « jiu-jiteiro » avait omis de mentionner qu’il pensait que les voyous n’avaient pas magané que la colonne vertébrale à Maître Randolfe. Il sortait bien avec ses chums de gars, mais il ne buvait pas une goutte de boisson alcoolisée avec eux, pas même du vin blanc – même un régime strict d’athlète ne l’empêchait pas de prendre un petit verre de temps en temps, quand même ! Il levait les yeux au ciel quand il voyait des ados s’embrasser en pleine rue. Il vissait son éternel borsalino sur son front et détournait les yeux à la moindre publicité représentant une femme légèrement vêtue. Il n’allait jamais au cinéma et ne visionnait jamais autre chose qu’une sélection de dessins animés et de films bibliques sur son magnétoscope. Il préférait prier assis sur un banc dans un parc qu’à l’église. Et quand il condescendait à y aller, il sortait toujours juste avant l’eucharistie. Il lui avait même confié qu’il avait fait un feu de joie de ses livres de yoga et de reiki !
« C’est sûrement pas moé qui va blâmer un chum pour agir selon ses principes. Mais quand c’est possible, faut jouer avec la tête, faire ça intelligemment, tsé veux dire ? Il aurait pu, je sais pas, moé, déménager dans une autre ville avant de parler contre les cartels…
— Et abandonner son dojo et les enfants des bidonvilles à sa charge ? Ça l’aurait mal fichu et ça n’a pas l’air de lui ressembler.
— Oh, tabarouette… Il devait bien y avoir un moyen !
— En fait, ce qui te fait enrager, c’est qu’il ait fait ce qui est juste et qu’il ait subi ces ignominies en retour ?
— Voilà !!! Pour vrai, à quoi ça lui a servi, toute cette affaire-là ?
— Qui te dit que ça l’a avancé à rien ? Tu me dis qu’il est resté le même homme de bien après tout ça, et qu’il lisait la Bible à chaque occasion. C’est pas trop osé, je crois, d’en conclure qu’il y avait trouvé quelque chose qui le consolait à fond de ce qu’il avait perdu ou manqué, et qu’il aurait jamais trouvé s’il était toujours aussi pris par sa carrière sportive.
« Qui sait ? fit-elle, rêveuse. Peut-être qu’il y avait vu le visage de l’Empereur… »
Martin s’avança sobrement pour ouvrir.
« Là, dit-elle, t’es en train de te dire que je vais loin, loin, à des années-lumière. »
Saint-ciboulot de tabarouette, mais alors il était encore plus transparent que la porte vitrée de leur immeuble, qui reflétait son ébahissement à la lumière crue des réverbères !
« Hi hi hi ! Allons, fais pas cette tête-là, Martin. »
Il se reprit tant mal que bien et lui ouvrit.
« Je mettrais ma tête à couper, continua-t-elle, que Maître Randolfe avait des comportements qui te paraissaient bizarres, au point que tu as parfois mis en doute sa santé mentale. Qu’il refusait de prendre part à certaines activités auxquelles la plupart des gens aiment prendre part. Qu’il avait des goûts culturels ad usum Delphini, tu sais, comme les œuvres destinées au prince héritier de France dont on expurgeait tout ce qui était scabreux ou inconvenant. Qu’il passait parfois pour un véritable rabat-joie aux idées pudibondes, à la fois réac et frondeur. »
Il tapa le code avec la lenteur d’une tortue myopathique. Mais qui était-elle, à la fin ? À son installation à Tours, il l’avait prise pour une gamine classique, gentille comme toute mais un peu décalée sur les bords. Maintenant, il avait devant lui une fille d’une intelligence fantastique et d’une beauté merveilleuse, aux aspirations spirituelles qui chatouillaient les étoiles, de laquelle émanait cette espèce de radiance invisible mais d’une magnificence indicible. Bref, une fée. Le seul qualificatif qui lui venait à l’esprit. Et pas une marraine des contes de Perrault ! Comment est-ce qu’il avait pu la juger de manière aussi erronée ?
« Ben alors, Martin, t’as avalé ta langue ? Ça t’en bouche un coin à ce point ? Excuse-moi, mais t’étais transparent comme du cristal de Venise. »
L’intéressé restant planté là comme un érable foudroyé, elle ouvrit au timbre du déverrouillage de la serrure.
« Réfléchis. L’Être suprême, par définition, est tout ce qu’il y a de plus grand, de plus beau et de plus juste. Si un être humain normal pouvait apercevoir, d’une manière ou d’une autre, Son visage, ça provoquerait de gros changements dans sa vie et dans son comportement, non ? Et il se rendrait compte qu’y a rien de plus important que de chercher à Le connaître toujours mieux puisqu’Il est le bien suprême, et donc la source de tout bonheur. Un peu comme quand on est amoureux, mais de manière beaucoup plus noble et ineffable. »
Amoureux…
Ils s’engagèrent dans l’escalier.
« Ça me rappelle, dit Martin, il disait souvent que l’amour est une force, pas une faiblesse. Pas une affaire de moumoune, mais une vraie patente[1] solide, là, tsé veux dire ?
— J’aurais adoré discuter avec ton maître de jiu-jitsu brésilien autour d’une théière de chaï bien fumant. Il devait vraiment être un chic type. Je crois qu’il m’aurait appris des choses super, et pas juste en arts martiaux. Et qui sait, je lui aurais peut-être appris une chose ou deux ? Et nous t’aurions appris mille et une choses.
« Mais au fait, pourquoi on parle de jiu-jitsu “brésilien” ? Il y avait des Japonais au Brésil pour enseigner le jiu-jitsu ?
— Ben y a eu une toute une gang d’Asiatiques qui étaient immigrés au Brésil y a quelques décennies. Tu le savais pas ?
— Voyons, Martin, je ne sais pas tout.
— Tsé, là, j’ai des raisons d’en douter.
— Ouh là ! Y a des sujets que je connais bien parce qu’ils me passionnent, mais y en a aussi beaucoup où je suis une quiche. L’allemand et l’histo-géo, notamment, surtout la partie géo. »
Ils avaient pratiquement atteint le palier du premier étage, où ils habitaient. Si Martin ne saisissait pas cette occasion vingt-quatre carats, il aurait gagné à vie le titre de roi des codindes[2].
« Coudonc, ça tombe ben, s’écria-t-il, je suis ben fin en histo-géo, sans vouloir me vanter. Tsé, là, j’ai une p’tite idée qui me vient ! Si tu me donnes un coup de main en physique-chimie, moé je suis prêt à t’aider dans cette matière-là. Donnant-donnant ! Qu’est-ce que t’en dis ? »
Un sourire d’agréable surprise illumina son visage féerique, et elle dit :
« Euh… Je voudrais pas que tu te sentes obligé de m’aider pour t’acquitter d’une dette ou je sais pas quoi.
— Non non. C’est tiguidou. Ça me ferait plaisir.
— Eh ben tu sais quoi ? dit-elle, radieuse de plus belle. Moi aussi, ça me ferait plaisir. Alors j’ai une meilleure idée. On pourrait s’aider l’un l’autre dans ces matières juste parce que ça nous fait plaisir, sans mettre de donnant-donnant derrière ?
— Ce serait tiguidou l… euh… génial. Ça t’adonne, après-demain après les cours ?
— Je suis invitée chez une copine pour y mater “Conan le Barbare”.
— J’avais pas idée que ça pouvait plaire à des filles.
— On est toutes amatrices de heroic fantasy dans le groupe. C’est d’ailleurs ce qui nous a réunies. Moi-même, je connais bien l’œuvre de Robert E. Howard, mais j’ai encore jamais vu le film.
— Y a des scènes de sexe.
— On a voté. Il paraît qu’on peut pas passer la première sous peine de manquer un élément important de l’histoire. Alors on passera l’autre en avance rapide.
— Et y en a qui ont voté pour ? Sac à papier !
— J’étais seule contre trois, mais je les ai menacées de plus les aider avec leurs devoirs si elles votaient contre. »
Ils éclatèrent d’un rire qui réveilla les échos de la cage d’escalier.
« Je savais pas que t’étais ben redoutable de même en lobbying.
— Ah, mais c’est moi dans l’histoire qui fais un compromis : je leur en laisse déjà une ! Ha ha ha !
— Bon, du coup, ça te va, samedi ?
— Ce sera tiguidou laï-laï » dit-elle avec l’accent québécois.
Nouvel accès d’hilarité mutuelle.
« Par contre, fit-elle ensuite, ce sera plus pratique d’aller chez moi. J’ai des bouquins qui vulgarisent bien certains concepts, mais ce serait galère de les trimbaler jusque chez toi.
— Attends là, tu me niaises, là. T’en as pour, je sais pas, moi, cinquante pieds grand maximum.
— Je suis partisane de la loi du moindre effort.
— Tsé que la paresse, c’est un des sept péchés capitaux ?
— C’est l’Église romaine qui a établi des différences d’importance entre les péchés… Et puis tu sais, ce sont les paresseux qui font le plus de bien autour d’eux. Si Karl Drais avait eu la motivation pour se taper les quinze kilomètres à pied entre chez lui et le relais de poste, il s’y serait juste usé les souliers et il aurait jamais inventé le vélo. Et pan, dans les dents ! dit-elle, mimant un coup de poing – très bien exécuté au demeurant.
— T’es pas disable[3] ! s’esclaffa Martin. Allez, tourlou ! Bonne soirée !
— Fais de beaux rêves, Martin ! »
Et elle rentra chez elle. Derrière la porte, une voix mélodieuse… Oui, c’était elle ! Rajshri chantait en tamil d’une voix de soprano.
Le chanceux garçon poussa la porte de chez lui. Pour faire de beaux rêves, il risquait fort de faire de beaux rêves…
« Martin ! cria sa mère depuis la cuisine. Où est-ce que t’as traîné ? T’étais censé finir à dix-sept heures et demie ! Je commençais à me faire du souci, moi ! »
[1] Un vrai truc.
[2] Dindons.
[3] T’es pas croyable !
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