Pistaches
« Eh ben ! s’exclama Rajshri. Heureusement que ma mère en a fait une montagne, de ses pistaches aux épices. On a même pas fini l’exercice sur les marais salants que t’en as ratiboisé les trois quarts ! Te stresse pas, Martin, y en a encore plein à la cuisine. »
Celui-ci hocha la tête. Le bol de pistaches détonnait au milieu de bandes dessinées, de romans pour tous âges, de manuels et de livres portant des titres en une mystérieuse écriture sur le dos, tous empilés de manière impeccable sur le vaste bureau en bois d’acacia adossé au mur. Le blanc antique de celui-ci reflétait bien la lumière qui passait par la large fenêtre dans le dos des jeunes gens. Sur la dernière pile trônait un imposant livre à la reliure pleine en cuir de veau outragée par les siècles. Sur la pièce de titre en maroquin rouge qui se détachait sur la tranche ornée de fleurons dorés, une inscription à peine déchiffrable : « S…e B…e ». À l’intérieur, en revanche, les pages paraissaient en bon état, avec un foisonnement bariolé de post-it insérés entre elles. La pièce était décorée de quatre bandes de tissu respectivement lie-de-vin, turquoise, vert forêt et dorée, disposées en festons au niveau du plafond. Rajshri portait une robe longue saumon à motifs de corolles brodés, dont le col comportait un liseré blanc à frise dorée. Elle avait beau être en pied de bas, elle ravissait le regard du jeune homme comme jamais.
« C’est bon en tabarouette, dit Martin. Et je dis pas ça par politesse ni par complaisance.
— C’est le bon sel de Guérande qui a sauté des pages du manuel vers le bol ou quoi ?
— Je sais pas quel assaisonnement secret ta mère utilise, mais y a là de quoi réveiller un mort, ou même deux ! D’ailleurs t’y as pas touché pantoute. T’aimes pas ?
— Si si, j’adore. Mais à un moment donné, ma mère en faisait tout le temps parce qu’elle savait que j’aimais ça et j’en ai un peu marre. »
Il prit une généreuse pincée de pistaches.
« Tsé pas ce que tu rates. Enfin si, tsé, mais je veux dire, t’es manquante quelque chose de fou, tsé veux dire ?
— T’as peut-être pas tort. Faut dire que c’est à nos épices que nous devons d’avoir croulé sous l’opulence dans l’Antiquité. À cette époque, ça coûtait une blinde de mettre de la saveur dans ses repas. En Occident, en termes de condiments, t’avais le garum, une sorte de nuoc-mâm à base d’entrailles de poisson fermentées dans de la saumure, mais c’était cher. Pareil avec le sel qui, en plus, était pas toujours pur comme aujourd’hui, c’était souvent du sel gemme, qui se trouvait mélangé avec d’autres minéraux. Alors quand il prenait l’eau, tu penses bien, il était fichu, il restait plus que de la boue. Il pouvait même plus servir à la fertilisation, il était juste bon à jeter. Alors quand ils ont découvert le curcuma, le cumin, etc., tu penses s’ils les ont payés des fortunes. »
Maintenant qu’ils s’étaient rapprochés, la belle surdouée se laissait pour de bon aller à ce genre d’excursions révélatrices de sa vaste culture générale et Martin, subjugué à chaque fois, préférait écouter qu’ergoter.
« Si c’est ben précieux de même, c’est le moment de retourner à ton premier amour. »
Il poussa le bol vers elle.
« Pour ça, dit-elle, prenant une pistache, encore faudrait-il que j’aie eu un premier amour.
— T’as jamais eu de chum ? Je veux dire, d’amoureux ? Juste pour savoir.
— À part le Prince de tous les Univers, tu veux dire ? Non. »
Encore cette marotte de prendre la Divinité pour un ami imaginaire… C’était la seule ombre au tableau. Quand même, elle avait passé l’âge !
« Je me suis pas souvent aussi bien entendue avec un garçon que je m’entends avec toi, c’est tout dire. Je sais pas si c’est la puberté qui rend les mecs de mon âge débiles et obsédés, mais j’ai l’impression d’être un véritable aimant à crétins ! Ccī ! » asséna-t-elle.
Elle croqua sa pistache. Elle ferma les yeux et poussa un soupir voluptueux avec un air de chatte au coin du feu qui provoqua un étrange élancement dans les entrailles du jeune homme.
« Comment j’ai fait mon compte pour oublier à quel point c’est bon ? T’avais raison, Martin. J’ai abandonné mon premier amour. »
Elle prit une bonne poignée de pistaches et la leva devant sa face à l’adresse de Martin, le visage légèrement tourné sur le côté avec un sourire malin à son intention.
« Ça la fiche mal pour une H.P.I., hein, d’oublier ce qui est bon ? Il faut que je me rattrape. Il manquerait plus que j’omette aussi de savourer l’Empereur des univers, Qui est le bien suprême. »
Criffe, elle commençait à le mettre mal à l’aise avec « son » Empereur des Univers… Comment pouvait-on « savourer » l’Être suprême ? Ça frisait le blasphème !
« Tu veux que j’aille nous chercher d’autres pistaches ? dévia-t-il la jasette.
— Te dérange pas, j’y vais. Après tout c’est toi, l’invité, pas moi. »
Elle emmena le bol. Bon, le voilà tranquille pour l’instant. Et s’il en profitait pour jeter un œil à cette espèce de grimoire de magie ? Il plissa les yeux pour décrypter les pattes-de-mouche du premier post-it :
« Par définition, dans l’Éternité, il n’y a pas de momentané, pas de transitoire. Le Créateur de l’Univers est l’Éternel, le Même, Celui Qui Est (de Son propre chef), l’Être suprême, l’Empereur de toutes choses réelles et imaginaires. »
Il ouvrit le livre au hasard au milieu, et un passage lui sauta aux yeux.
« Heth. L’Ange de l’Éternel Se campe tout autour de ceux qui Le craignent, et les garantit.
« Teth. Savourez, et voyez que l’Éternel est bon ; ô que bienheureux est l’homme qui se confie en Lui ! »
Entendant les pas de son hôte, il referma le livre d’un geste précipité, juste à temps.
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