Conan contre Nietzsche

6 minutes de lecture

« Apéro, deuxième service ! lança la Tamile d’une expression enjouée. Eh ben quoi ? T’es rouge comme un homard.

— C’est le piment dans les pistaches, mentit Martin. Je crois que ça me monte à la face. »

Le regard dubitatif, elle posa le bol. La face du Renardois lui fit encore plus chaud.

« Coudonc, pirouetta-t-il, c’était comment, “Conan le Barbare” ?

— Je sais pas. J’ai lâché l’affaire sitôt que j’ai vu la citation de l’autre imbécile dont je te parlais la dernière fois.

— T’es sérieuse ou tu me niaises ?

— Bien sûr que voui, je te niaise, Martin. »

Elle partit d’un grand rire. Martin haussa des sourcils déconcertés. C’était du lard ou du cochon ?

« Désolée, désolée, dit-elle, retrouvant son sérieux, c’était pas très subtil comme humour, ni bienvenu. Mais sérieusement, ça m’a pas mal refroidi. Je pense pas que Howard aurait apprécié pareil dévoiement de ses idées.

— C’est ben drôle. Je connais sûrement pas les aventures de Conan aussi ben que toi, mais j’ai lu “Conan l’Aventurier”, pis ça me semble que “Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort” lui convient.

— Ah bon ? Et où t’as vu qu’il est devenu “plus fort” ?

— Ben euh… »

Dans cette fulgurance de pensée qui vous prend quand une interrogation à propos vous fait remettre en question votre vision des choses, il se rendit compte, en une fraction de seconde, qu’il n’y avait effectivement aucun exemple de ce que Conan fût ressorti d’une épreuve plus fort qu’il ne l’était déjà dans ce qu’il avait lu. Contre les sorciers du mont Yimsha ou Thog le démon de la cité décadente de Xuthal, contre les dieux anthropophages de Gazal et leurs séides ou les diaboliques géants de l’île perdue au milieu de l’océan, il avait triomphé sans obtenir de surcroît de puissance ni de savoir. Un peu d’expérience en plus, certes, mais ça, même un pique-nique estival au bord d’une rivière riante, environné d’une femme aimante, d’enfants rieurs et d’amis fidèles, pouvait en prodiguer au dernier des gnochons.

« Mais là, reprit-il, on pourrait croire que l’auteur adhère à cette philosophie quand on le lit.

— Oui, oui, je comprends que la personne non avertie le puisse. D’accord, dit-elle, se mettant à énumérer sur les doigts, Howard était un existentialiste avant la lettre. Ses personnages, surtout Conan, bien sûr, se forgent avec leurs poings, leurs épées ou leurs flingues un sens à la vie dans un monde qui n’en a pas à la base. D’accord, le thème du triomphe cyclique de la barbarie sur la civilisation sous-tend son œuvre entière. D’accord, il était influencé par la théosophie d’Héléna Blavatsky, qui marche main dans la main avec l’hindouisme, où tu as l’idée grotesque qu’on est dans le Kali Yuga, qui est la quatrième partie d’un cycle de plusieurs millions d’années où les êtres souffrent le plus, ce qui leur permet soi-disant d’atteindre plus facilement la délivrance, ce qui est une doctrine abominable puisque c’est un truc qui arrive juste comme ça, sans que personne n’ait rien fait pour mériter ça ni pour déglinguer l’univers comme ça, et c’est une des raisons pour lesquelles… !!! »

Elle se mit la pointe de la main sur la bouche, l’air désolé, puis prit une ample inspiration. Heureusement, parce qu’elle commençait à capoter raide ! Un court instant, elle lui avait rappelé ce prédicateur baptiste fou braque qu’il avait entendu hurler alors qu’il arpentait une rue en surplomb de l’église où celui-ci prêchait. Comment pouvait-elle se montrer aussi intolérante envers les croyances de son propre peuple ? Encore une des manières dont ces évangéliques avaient dû lui mêlâiller la tête sur la religion…

« Désolée, je me suis encore emballée. Pour en revenir à Howard, prendre tout ce que j’ai cité à l’instant pour prétendre qu’il était nietzschéen, c’est une énormité ! J’ai essayé de lire “Ainsi parlait Zarathoustra”, mais j’ai pas pu terminer tellement c’était rasant à claboter. Ccī ! Mais ce que j’en ai clairement compris, c’est que ce type fantasmait sur la puissance pour la puissance, ce qui est la caractéristique des gens mauvais. Il faisait de l’inversion accusatoire pour accuser la foi chrétienne de nihilisme alors que c’était lui, le nihiliste de malheur. Pour lui, c’était au puissant d’imposer la morale. Might makes right![1] C’est la définition même d’un dictateur ! C’est pas pour rien que Hitler l’a récupéré !

« Bon, deux secondes, que je respire, ou je vais encore partir dans tous les sens comme une caisse de feux d’artifice. »

Dont acte.

« Howard était très différent. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il était harcelé à l’école parce que trop littéraire au goût des moutards du coin. Alors il s’est adonné à fond à la muscu et il s’est mis à la boxe. Il adorait ça, il trouvait un exutoire extatique dans la violence. T’as l’air d’avoir de la culture littéraire, alors t’auras peut-être constaté comme moi que l’écriture de fiction, c’est toujours une revanche sur la réalité, sur ses vexations, sur sa nullité et sa corruption. Pas toujours dans la même mesure selon le talent de l’auteur, mais c’est toujours le cas. Alors, à ton avis, qu’est-ce que le personnage de Conan était pour Howard ?

— Une projection idéalisée de lui ? J’ai lu quelque part que Tintin était la même chose pour Hergé.

— Exactement. Bien sûr, Conan est pas pareil du tout. C’est un brigand qui règle ses problèmes et cherche à se faire son petit coin au soleil, ou plutôt son vaste royaume, avec son épée. Dans un monde qui lui laisse pas du tout le choix, c’est le seul moyen qu’il a de s’accrocher à la vie qu’il chérit à sa manière brute, et ça lui convient très bien. Et tous ceux qui veulent y attenter, hommes, sorciers ou démons, il leur en fait tâter avec fracas et fureur, dit-elle, abattant une lame imaginaire d’un geste impeccable.

« Ces deux dernières catégories, en particulier, ont du souci à se faire : par définition, ce barbare se pliera à aucune autorité s’il en a pas envie, et gare aux tyrans qui lui cherchent des noises ! Alors quand il se retrouve confronté à des magiciens et des diables, c’est lui ou eux. En effet, quelque part, ce sont des tyrans : ils veulent imposer leur volonté maléfique à des innocents qui ne leur ont rien fait et rien demandé.

« Et on voudrait nous faire croire que Howard, cet éternel outsider, aurait apprécié qu’on associe son personnage-phare trucideur d’oppresseurs à un dingue au front fuyant qui a inspiré un autre dingue trucideur de minorités ? Bientôt, on viendra me dire que la Terre est plate. Ccī, ccī et re-ccī !

— Attends là, si c’est de minorités qu’on parle, il m’avait l’air pas mal vache avec les Noirs dans “Les tambours de Tombalku”.

— Ouh là, si “Les tambours de Tombalku” suffisent à te déranger, tu aurais fait un infarctus si tu avais lu “Magie noire à Canaan”, hi hi hi ! Mais je comprends qu’on puisse penser ça quand on a pas creusé le sujet. Howard était un pur produit de son temps et de sa société. Un Texan des années trente sans le sou qui n’hésitait pas à faire du plat aux basses passions de son lectorat, comme dans “Les clous rouges”, tu crois vraiment que ça en dit si long que ça s’il y a des choses qu’on considère aujourd’vui comme racistes dans ses écrits ?

— Ah, je sais ce que tu veux dire, tsé. Les Américains étaient dans l’eugénisme au coton dans les années trente, ben pires encore que les Allemands.

— Voilà, nous nous comprenons ! D’ailleurs, dans “Au-delà de la rivière noire”, ce sont les Pictes, qui symbolisent les Peaux-Rouges, qui remportent une victoire écrasante contre les colons aquiloniens et leur reprennent leurs terres. Je dis pas ça pour dédouvaner Howard, manquerait plus que ça, je veux dire qu’il faut tenir compte du contexte et lui fiche quelques centimètres carrés de paix, surtout qu’il peut pas se défendre par-delà la tombe. Dans toute société pleine de préjugés, quels qu’ils soient, tu en as qui sortent du lot et savent les dépasser, et c’est tout à leur honneur. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, alors commettons pas de crime de lèse-majesté. »

Elle enfourna une pistache et continua, la bouche « pleine » :

« D’ailleurs, les complots et les tractations politiques dans “Les tambours de Tombalku”, on va pas se mentir, on retrouve ça partout dans le Tiers-Monde, et même dans les pays qu’on dit développés, d’ailleurs. Et quant à “Magie noire à Canaan”, je trouve Saul Stark, l’antagoniste principal, charismatique. »

Elle avala sa pistache.

« Ceci dit, il est qu’un petit joueur par rapport à Thulsa Doom. James Earl Jones l’a super bien interprété. »

[1] « La puissance fait le droit ! »

Annotations

Vous aimez lire Narindra le Gobelin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0