Darwin
« C’est vrai que c’est lourd au coton, si tu me passes le jeu de mots ! s’écria Martin. Attends là. »
Il changea de main pour porter le sac à dos de Rajshri par la lanière puis reprit sa marche. Heureusement, le lycée n’était plus loin. Martin tenait à faire amende honorable : la veille, il avait accueilli la H.P.I. chez lui pour l’aider en géographie, mais il avait fait patate : elle éprouvait une telle détestation de tout ce qui touchait à la manière dont l’argent tourne qu’ils n’avaient pu arriver à rien pantoute. Elle n’avait pourtant manqué en aucune manière de bonne volonté ! Le jeune homme prenait cela comme un échec personnel. De surcroît, les piles de son baladeur avaient choisi ce jour-là pour achever, et il n’avait même pas pu faire écouter Balavoine comme prévu à son invitée.
« T’as vingt matières aujourd’hui ou quoi ? Ta super-bolle crie famine ?
— Hi hi hi ! Si ma “super-bolle” criait famine, j’aurais l’embarras du choix entre le CDI et la bibliothèque, dit-elle, resserrant l’écharpe indigo qui surmontait son manteau bleu ciel. Ma copine Soazig m’a prêté le cycle entier des Princes d’Ambre, par Zelazny, alors je lui rends le tout aujourd’hui.
— Roger Zelazny ? J’ai trippé sur “L’Île des Morts” ! Le coup du gars qui peut former des planètes en canalisant un dieu extraterrestre, mais qui reste quand même tanné par les doutes et les blessures de vie, c’est ben ambitieux en diable !
— Ah parce qu’il écrit de la sci-fi en plus ? Tu l’aurais pas dans ta bibliothèque, s’il te plaît ?
— Eh non. Décidément, j’ai passé mon temps à te laisser sur ta faim, cette semaine…
— Ô esprit du mal ! déclama Rajshri avec une posture d’une théâtralité comique. M’emportez céans dans les enfers ! J’ai commis le péché de galanterie, je suis au-delà de tout salut !
— Ha ha ha ! Arrête ou on va te croire malade dans la tête !
— T’inquiète, la guinguette, j’ai l’habitude.
« Tiens, en voilà un, au moins, que tu vas pas désappointer, maintenant que ta punition est levée. »
Elle ne lui apprenait rien : comme d’habitude, il avait repéré au préalable Jacou à l’odeur de robine et de diverses crasses. Et comme d’habitude, il dut reconnaître que son père n’avait pas tout à fait tort, en l’occurrence que l'itinérant pourrait quand même aller se laver chez une organisation caritative. Mais contrairement à d’habitude, il lisait.
« Allô, Jacou ! lui lança-t-il en même temps qu’une pièce de dix francs d’une chiquenaude du pouce. Regardez là, un certain Henri[1] est de retour !
— Ouais, c’est bœuf ! Et c’est pas trop tôt itou ! Le temps m’a duré de tes stendhals, gamin !
— Ah, fit Rajshri, j’ai fait de mon mieux pour pallier, mais c’est vrai que cinq francs, c’est pas pareil que dix.
— Ouais, j’allais l’dire.
— Qu’est-ce que vous lisez de beau, mon brave ? »
Jacou leur montra la page de titre. Le sourire de Rajshri se mua en une grimace de dégoût d’autant plus mal dissimulé que dans ses sourires légers, elle avait une façon imperceptible mais séduisante de pincer les lèvres, qui mettait en valeur ses pommettes au galbe troublant. Le jeune Renardois lut :
« “L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la lutte pour l’existence dans la nature, par Charles Darwin, M.A., P.R.S., etc.” Vous vous intéressez aux sciences, maintenant ?
— Bah t’as un asticot dans la noisette, maintenant, gamin ? C’est toi-même qui m’avais conseillé d’meubler ma mansarde. Mais j’étais pas un fort en thème comme vous autres quand j’étais mioche au bahut. Du coup, faut qu’je m’rattrape, même si j’devrai bien faire ça à la douce. C’est grâce à vos sous, tu sais, qu’j’ai pu attriquer c’te babillard. On pourra pas bonnir qu’vous virgulez vot’flouse par la luisante avec mézigue !
— Vous avez pas eu pantoute l’occasion de vous instruire après le lycée ? Pas même une petite job ?
— Un passage par chez les bidasses, mais ils m’ont foutu dehors, les cons… J’vais être réglo avec tégnace, j’ai jamais rien maquillé d’plus fufute que comitard dans les TGF.
— C’est toujours mieux que rien. On sait jamais si ça peut vous aider à trouver un travail.
— Il vaut mieux y aller, Martin, lança Rajshri, ou on va se mettre en retard. Je sais pas pourquoi, mais la Castafiore a l’air de nous avoir à l’œil depuis la semaine dernière. »
Après de brèves civilités à l’adresse du mendiant, ils se remirent en chemin. Martin dut accélérer, car Rajshri, dos tendu et regard dur, marchait d’un pas vif.
« Y a quelque chose, Raj ?
— Il a adhéré aux TGF ! Si j’avais su, j’aurais pas été aussi généreuse !
— C’est quoi, cette patente-là ? »
Elle lui jeta un regard en biais.
« Tsé ben que je suis nouveau icitte. »
Elle se mit la main sur la bouche.
« Ah oui, pardon, dit-elle. C’est les Tours de Garde de France. Une bande de fachos d’ultra-droite. Le père de ma copine Fatou s’est fait rosser par ces ordures en voulant défendre l’honneur de sa femme ! Jacou a super tort de croire qu’on balance pas l’argent par les fenêtres avec lui !
— Attends là, il parlait au passé. Pis t’as vu sa présentation aujourd’hui ? Ça m’étonnerait qu’il y soit encore.
— Qui te dit qu’il adhère plus à leurs idées ? T’as vu la lecture qu’il s’est payée avec les sous qu’on lui a donnés !?
— Le bouquin de Darwin ? Quel rapport ? »
Rajshri se tourna vers Martin sans cesser de cheminer, ce qui l’obligeait à marcher à reculons.
« L’eugénisme, dit-elle, énumérant avec les doigts. Les barons voleurs. Les nazis. Les bolchéviks. La Chine communiste. Les fachos. L’apartheid. Les cris de singe des supporters de foot quand un Noir a le ballon. Les avortements en veux-tu en voilà. »
Elle leva le pouce droit, le dernier doigt qu’elle n’avait pas levé, le referma sur les autres et abattit le poing ainsi formé dans l’autre main.
« Tous ces fléaux, c’est à Charles Darvin et à sa théorie du diable que nous en devons la prospérité et la prolifération. Et je te prédis que si les gens continuent à pas prendre ce fait au sérieux, la liste s’allongera encore dans les prochaines années. »
Elle reprit une démarche normale, quoique toujours preste.
« Là, là, tu devrais prendre ton gaz égal, fit Martin, conciliateur. Ils ont fait dire à Darwin ce qu’il a jamais dit, c’est tout.
— Et d’où tu tiens ça ?
— D’un scientifique à la radio.
— Alors il devrait songer à rajouter un manuel Assimil à ses diplômes, parce que Darvin a dit ceci dans “La descendance de l’homme” : “Dans une période future, pas très distante en termes de siècles, les races d’hommes civilisés extermineront et remplaceront presque certainement les races sauvages de par le monde. Au même moment, les singes anthropomorphes seront sans doute exterminés. Le fossé qui séparera l’homme et ses parents les plus proches sera plus large, car il se retrouvera entre l’homme dans un état plus civilisé encore, comme nous pouvons l’espérer, que le Caucasien et un singe aussi inférieur que le babouin, et non pas entre le Nègre ou l’Aborigène et le gorille.”[2] C’est une citation approximative, vu que je l’ai lu en anglais, mais c’est ce qu’il a dit en gros. »
Pris au dépourvu, Martin marqua un temps.
« Ben il était influencé par la pensée de son époque, objecta-t-il, comme Robert E. Howard.
— Howard n’a jamais parlé d’extermination des prétendus sauvages par les civilisés. Au contraire, il pensait que les civilisés étaient voués à se ramollir et à se faire exterminer par les barbares. Ironique, non ?
— En tout cas, le scientifique dont je te cause disait que le racisme, c’était pas une affaire centrale à la théorie de Darwin.
— Ah mais je veux bien le croire. Je reproche pas au darvinisme d’être intrinsèquement raciste, mais le fait est qu’il a fourni une soi-disant explication scientifique à l’existence de races “supérieures” et “inférieures”. Résultat : comme terreau pour y faire prospérer toutes les injustices possibles et imaginables, sa théorie de l’enfer bat le fumier de zébu à plate couture.
« Et j’emploie l’expression à dessein : tu te souviens de ce qu’on avait dit la dernière fois, que la théorie JEPD est une émanation du matérialisme ? Eh ben le darvinisme aussi. Alors si tout est apparu tout seul, comme ça, il n’y a aucune raison de croire qu’un Être suprême nous aurait créés. Alors pour opprimer un groupe, il suffit de choisir des caractéristiques et de dire que ce sont des marques de son inadaptation, et que ça serait pas une bonne idée de laisser ces gens-là la répandre par reproduction au sein de la société. Et ça peut aller jusqu’au génocide, la forme ultime de persécution. C’est comme ça dans un monde où les gens font plus confiance en la science qu’en l’Empereur des Univers. »
Le débat prenait une tournure de plus en plus malaisante. La foi et la raison ne pouvaient en aucun cas se trouver en conflit. Au contraire, elles se soutenaient avec harmonie. Si le jeune catholique avait retenu une chose de ses cours de catéchisme, c’était bien celle-là. En accord avec la doctrine que Saint Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », avait établi par ses raisonnements d’une profondeur quasi-surnaturelle, « la raison droite a établi les fondations de la foi et, illuminée par sa lumière, développe la science des choses divines ; et d’autre part, la foi délivre la raison des erreurs, la protège et lui prodigue des connaissances de différentes sortes. » Quand son instructeur lui avait fait apprendre par cœur cet extrait de Dei Filius, une des constitutions dogmatiques du concile Vatican Ier, il n’avait même pas pris cinq minutes pour la graver dans sa mémoire ad vitam æternam. Il lui faudrait travailler fort dans les coins pour sortir Rajshri de ce banc de neige.
« Génocides, génocides… dit-il. Je connais aucun génocide qui ait été commis sur la base du darwinisme, néo ou pas.
— Tu ne m’écoutes pas, Martin. Ccī ! »
Alors qu’ils franchissaient le portail du lycée, Rajshri frappa de nouveau dans sa paume :
« Les avortements en veux-tu en voilà ! Des dizaines de millions de bébés innocents assassinés dans le ventre de leur maman chaque année précisément parce qu’ils sont des bébés, sans défense, incapables de protester et dont il faut s’occuper pour tout. Tu peux pas faire moins adapté qu’un embryon : ils rapportent zéro thune ! »
Le Québécois marqua un bref arrêt dans le porche qui menait à la cour. Lui qui ne supportait pas que l’on persécutât plus faible que soi, il considérait, à l’instar de l’écrasante majorité des chrétiens sans distinction de clocher, l’avortement comme l’un des crimes les plus abominables qui se commissent sur la face de la planète. Il soupira. Mieux valait revenir au sujet de départ, surtout que, justement, la sonnerie retentissait.
« Bon, dit-il, mais Jacou lui-même fricote pas forcément avec ces trucs. Pour vrai, tu l’as déjà vu vanner ou même regarder de travers un Français “pas de souche” ?
— La caque sent toujours le hareng chez ces individus-là. “Maréchaaaaal ! Nous voilààààà !”
— C’est juste une guess que t’as, et t’es même pas sûre qu’il soit au courant, pour le racisme de Darwin ou les conséquences racistes du darwinisme. Avec des si, on mettrait Montréal en bouteille. T’aimes qu’on te présume coupable d’office, toé ? »
Cette fois, ce fut la dalit qui émit un soupir.
« Tu marques un point, fit-elle. Mais restons vigilants, s’il te plaît. Au premier signe de néo-nazisme que l’un de nous constate, parlons-lui. Et s’il se corrige pas, plus de pépettes pour lui.
— T’es donc ben sage. C’est d’accord.
— Eh, salut, Rajshri ! l’appela sa copine Isabel depuis la salle des quatrième.
[1] À l’époque, les pièces de dix francs étaient à l’effigie de Stendhal.
[2] Charles Darwin., « La Descendance de l’Homme », 2e éd., p. 156, 1887
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