Balavoine II : le retour

7 minutes de lecture

« Mais là, Raj ! Ça prend pas la tête à Papineau ! Dans un croquis, les flèches…

— Ooooh, s’il te plaît, Martin ! geignit-elle, prenant sa propre tête à deux mains avec une grimace de douleur. Déjà que ces trucs-machinchouettes me font des nœuds au cerveau, ça va pas s’arranger si tu utilises des expressions dont même moi je peux pas deviner le sens ! C’est qui, ça, Papineau ? »

Déjà une heure que le prof particulier de géographie improvisé, au son de la pluie qui battait les fenêtres de sa chambre, se cassait sans succès le tronc. Après la cata de la session précédente, il avait estimé que s’attaquer à des trucs à la portée des classes de cinquième, comme les croquis, donnerait de meilleurs résultats. Avec encore plus de soin que la dernière fois, il avait rangé dans l’armoire les fringues qui traînaient dans sa chambre et sur les étagères les bandes dessinées, mis de l’ordre sur la table, enlevé les posters du lambris qui lui rappelait les bons moments passés dans les « cabanes à sucre »[1], passé l’aspirateur, fait son lit et préparé des tartines au beurre d’érable pour le goûter de mi-séance, histoire que Rajshri se retrouvât dans une ambiance optimale.

Il avait aussi allumé la fournaise[2]. En effet, la sublime Tamile avait revêtu par-dessus son haut rose un douillet gilet de laine gris, garni d’un large liseré pelucheux et qu’un ravissant ruban violet fermait. Elle portait aussi une jupe longue couleur prune au tissu épais ainsi que ses bottines.

Mais il avait beau faire, ce jour-ci tout comme la veille, sitôt qu’il effleurait le sujet des mouvements des richesses humaines, la surdouée devenait un pire cancre encore que lui en physique-chimie. Ça achalait d’autant plus le jeune homme que ces mêmes mouvements avaient semblé l’enthousiasmer quand elle lui parlait de supraconductivité.

« Ah, mauzusse, désolé. Louis-Joseph Papineau était un politicien québécois assez ben bollé du dix-neuvième siècle qui a provoqué une révolte contre le Royaume-Uni.

— Et ça a donné quelque chose de bien ?

— Non. Il a dû s’exiler aux États-Unis pis en France. Mais la tête à Papineau reste le symbole de l’intelligence chez nous autres.

— Oui ben c’est moi qui vais m’exiler à Pétaouchnok, grinça-t-elle, si je continue à bloquer sur un exercice pour les cinquième !!! J’ai envie de me flanquer des gifles…

— Pour vrai, pour une fille de treize ans versée en physique nucléaire, tu dramatises pas mal, là.

— J’aurai quatorze ans le mois prochain, tu sais.

— Wow, quelle grosse différence… En tout cas, on va pas attendre le mois prochain pour la récré. Driiiing !

— C’est bon, je peux continuer.

— C’est pour ça que tu te plonges dans le masochisme et que t’as l’œil collé aux tartines depuis tout à l’heure ? »

Elles trônaient sur un plateau au-dessus de la table de nuit, fruits déconcentreurs sinon défendus.

« C’est mon côté asiatique. Soit je réussis ce que j’entreprends, soit j’en clamse.

— Ben moé, je veux pas que tu meures, moé. Je veux que tu vives plus de mille ans, moé. Alors calmons-nous le pompon et faisons une pause, comme ça t’auras plus de chances de réussir après.

Carpe diem, comme dirait Fanfrelus[3] ! Je préférerais ne pas perdre une minute du temps que nous passons ensemble. »

Sac à papier, elle était gentille mais entêtée, là !

« Heille, s’écria Martin avec un claquement de doigts, j’ai enfin mis des piles à mon baladeur ! Ça t’adonne d’écouter Balavoine ou on continue ?

— Ha ha ha ! Alors toi, t’es un malin ! Allez, tu m’as convaincue. »

Martin posa le plateau sur la table. Rajshri prit une première bouchée goulue.

« Hummmm ! se délecta-t-elle. C’est doux comme du Nutella, sans le côté écœurant.

— Ah, c’est pas du beurre de poteau, hein ? Pis là, chez nous, “écœurant”, ça peut aussi vouloir dire “délicieux”.

— Alors c’est écœurant en tabarouette, dit-elle d’un accent québécois exagéré qui manqua arracher un rire à Martin. C’est quoi, du beurre de poteau ?

— Un ersatz.

— Euh… Vasistas ? dit Rajshri, se grattant la tête avec un sourire perplexe.

— Eh ben, mais un succédané. Je dis “beurre de poteau” par analogie avec le “sirop de poteau”, une écœuranterie industrielle à base de maïs qui sert à remplacer le sirop d’érable. Toi qu’es ben forte en français pis cultivée, tu savais pas qu’ersatz est synonyme de succédané ?

— T’as déjà oublié ? Je suis nulle en allemand, pire que la géographie. C’est tout dire !

Du bist wundervoll, Rajshri ! Deine Seele ist so sehr grosse ![4]

— Y a vol, maille nerf, soupira-t-elle en allemand de cuisine. Profite bien de mon ignorance… Surtout qu’avec tes yeux bleus, tes cheveux couleur de blé mûr et ton corps d’Olympien, tu corresponds de manière suspecte à l’idéal “aryen”. De toute façon, ichelibidiche. Alors, on se l’écoute, ta Balle d’Avoine ? »

Il prit place à côté de Rajshri en même temps qu’une bouchée de tartine. La Tamile lança :

« Ça fait beaucoup d’hydrates de carbone d’un coup, ça, pour un pratiquant des arts martiaux !

— De temps en temps, répondit-il la bouche pleine, ça va pas me câliquer le diabète. Pis maître Randolfe disait que c’est pas tellement une affaire de pas manger les mauvaises choses que de manger les bonnes choses dans les bonnes quantités.

— Bien sûr, Martin, t’énerve pas. Tu vois bien que je te taquine.

— Ben oui, je vois ben. »

Léger pouffement de rire des deux jeunes gens. Long roulement de tonnerre dans le lointain. Home, sweet home.

Martin lança le baladeur. Les premières notes de Pour la femme veuve qui s’éveille, puis le timbre haut perché de Balavoine, se répandirent dans l’air de la chambre :

Petite jaune au boulot
Courber l’échine
Femme douce vit dans les nuits câlines
En bleu de Chine

Aux frontières de Shanghaï
Faut bien qu’elle travaille
Pour nourrir
Nourrir ses fils…

« Bien vu, ça » dit la dalit.

…Comme celle de Koustanaï
Dont l’amant n’est qu’un détail
Mort au camp de travail
Seul champ de bataille…

Les yeux de la surdouée se perdirent dans le vague, loin au-delà du rideau aqueux qui voilait les vitres. Sa puissante imagination devait monter un film hollywoodien à partir de ces paroles évocatrices. La porte d’entrée claqua derrière le mur. Sans doute la mère de Martin qui rentrait des courses.

…Fille du peuple massaï
Sue à son travail
Gardant le sourire

« Ah, s’écria Rajshri, mais quand la vie est sombre, on apprend à reconnaître la Radiance de l’Empereur là où elle est ! Je me demande s’il est au courant que bon nombre de Massaï sont chrétiens. »

Alors comme ça, elle approchait les quatorze ans ? Eh ben, raison de plus pour la légère irritation du jeune catholique envers son regard puéril sur la religion !

Bientôt, le morceau prit fin. Rajshri appuya sur le bouton « Pause ».

« Pas mal, pas mal. C’est vrai qu’il semble authentique. Il sonne pas creux comme Hallyday ni comme tous ces ahuris qui prennent cette daube de Jesus Christ superstar pour un chef d’œuvre. J’imagine qu’il est athée comme beaucoup de zigs du showbiz ?

— Non, agnostique plutôt. Un pensionnat l’a dégoûté de la religion.

— Je parie que c’était un pensionnat catholique… Ccī ! »

Elle appuya de nouveau sur le bouton et reconsacra son attention à Balavoine, qui commençait Le chanteur. Une chance, sans quoi elle aurait remarqué sans faillir le soudain durcissement de physionomie de Martin : la moutarde avait envahi son nez comme un mascaret la rivière Petitcodiac. Cette nouvelle sortie de l’évangélique sur la Sainte Église le mettait d’autant plus sur le gros nerf qu’elle avait fait mouche : il s’agissait bien d’un pensionnat catholique. Bon, respire par le nez, Martin… Pète pas une coche, c’est pas le temps.

J’veux écrire une chanson dans le vent
Un air gai, chic et entraînant…

« Au moins, il s’est pas raté de ce côté-là » dit Rajshri, qui marquait la cadence du chef.

…Et partout dans la rue
J’veux qu’on parle de moi…

Rajshri sursauta.

« Waouh, ça, c’est de la tessiture, surtout pour un mec ! » s’écria-t-elle.

…Pour les anciennes de l’école
Devenir une idole
J’veux que toutes les nuits
Essoufflées dans leurs lits
Elles trompent leurs maris
Dans leurs rêves maudits…

Rajshri couvrit son sourire d’une main, les épaules secouées d’un pouffement muet.

…Puis quand j’en aurai assez
De rester leur idole
Je remonterai sur scène
Comme dans les années folles
Je ferai pleurer mes yeux
Je ferai mes adieux

Nouveau pouffement, sonore cette fois.

Et puis l’année d’après
Je recommencerai
Et puis l’année d’après
Je recommencerai

La H.P.I. éclata pour de bon de rire.

Je me prostituerai
Pour la postérité

« Aaaaah ha ha ha ha ha haaa !!! »

Les nouvelles de l’école
Diront que j’suis pédé
Que mes yeux puent l’alcool
Que j’fais bien d’arrêter

La jeune fille se tenait les côtes, tête rejetée en arrière. La désopilance contagieuse de la belle surdouée aurait pu faire trembler les vitres. Elle se tortillait sur sa chaise. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux.

Brûleront mon auréole
Saliront mon passé
Alors je serai vieux
Et je pourrai crever
Je me chercherai un Dieu
Pour tout me pardonner

« Ça suffit ! hurla-t-elle, le souffle court. Aaaaaaaaaah ha ha ha ha ha ha ! Ça suffit ! Mets en pause ! Ou c’est moi qui vais crever ! »

Ce que fit Martin, qui avait lui aussi le piton collé en réaction au fou rire de la capiteuse Tamile, qui s’accrochait à sa chaise pour éviter de s’affaler.

Annotations

Vous aimez lire Narindra le Gobelin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0