Shiva et Trudeau
Quelques minutes plus tard, le visage ruisselant, Rajshri parvint à articuler :
« Ah, mes pauvres zygomatiques ! Mes côtes ! Mon abdomen ! Carlos peut remballer son papayou ! Jamais un chanteur ne m’aura fait autant rire ! Le coup du vieux schnoque qui se tourne vers la religion après avoir vécu toute sa vie comme un démon de l’enfer ! Alors que dans le fond, il en reste un ! Il vient de réaliser un de mes rêves, le Danielou !
— Ha ha ha ha ha ! Je te l’avais bien dit, qu’il valait le détour, hein ? Pis là, t’as déjà connu quelqu’un comme ça pour dire ça ?
— Eh ben quand j’habitais à Tirunelveli, il y avait, pas très loin de chez nous, un certain Pillai, une huile, de la caste des Vellalar, qui avait consacré sa vie à Shiva, le faux Dieu de la destruction. Avant ça, il était toubib, responsable des admissions et de l’approvisionnement d’un hôpital de la ville. Jamais, non, jamais j’ai vu un fonctionnaire aussi pourri !!!
— Mais la corruption doit être courante dans un pays du tiers-monde comme l’Inde, non ?
— Oh mais absolument, Martin ! Ça fait partie de la vie dans mon pays, comme le système de castes. Même l’humble vendeur de légumes de la rue doit faire un “petit cadeau” aux poulets pour avoir des condés. Mais quand même, quand des vies humaines sont en jeu, y a de claires limites ! Eh ben ! Je me suis laissé dire que des nourrissons sont morts d’asphyxie parce qu’il avait fait danser l’anse du panier !
— Cette fois, c’est moi qui me casse le nez contre la barrière des cultures. Ça veut dire quoi, “faire danser l’anse du panier” ?
— Il a déclaré un certain nombre de bouteilles d’oxygène alors qu’il en a acheté moins et qu’il s’est furtivement fourré le flouze restant dans la fouille, ce fichu fils de fouine fugace ! Résultat, plus assez d’oxygène pour les nouveau-nés ! Et c’est qu’un exemple parmi cent autres !
« Et par la suite, il s’est placé sous le discipolat d’un gourou saïvite. Celui-ci lui a assigné la voie du jnana [Elle prononçait “yâna”]. Ça veut dire “connaissance”, et soit dit en passant, comme ce roquet n’a pas inventé le fil à couper le beurre, on peut en déduire qu’il a dû graisser généreusement la papatte à son maîmaître à coups de léchis-léchous sonnants et trébuchants.
« Parce qu’en fait, dans le saïvisme, le jnana est la plus importante des quatre voies par lesquelles un adorateur est censé se rapprocher de sa divinité pour ne plus faire qu’un avec, entrer à grands coups de yoga et de méditation dans un état “super-conscient” d’illumination où l’intellect est annihilé, réaliser la vérité de son identité avec son Dieu par une intuition fulgurante qui le remplira de joie, d’amour et de paix, ce genre d’âneries démoniaques.
— Ben là ! À cause tu dis ça ? C’est des belles choses à rechercher ! Ça a dû lui apporter des tas de bonnes patentes dans la vie. »
La dalit retint un pouffement.
« Martin, en toute honnêteté, ça dépend de la largesse de ta définition des “bonnes patentes de la vie”. Il s’est baigné dans le Gange et tout le tremblement, et ça le rendait aussi consacré que faire se peut dans l’hindouisme. Il faisait ses puja, ses rituels, au temple tous les matins, il y adorait cet exécrable simulacre de Dieu représenté sous la forme d’un papayou – ccī ! – et il veillait à ce que ce soit de notoriété publique. Mais toutes les bonnes choses que l’Être suprême lui avait accordées et qu’il n’avait pas encore bazardées, cette abomination les avait détruites. Il était devenu maigre à faire peur malgré sa gourmandise – il avait d’ailleurs une façon dégueulasse de bafrer à toute vitesse avec les doigts les repas qu’on lui offrait. Quand il condescendait à converser avec les gens, il ne voyait jamais que le côté vain et illusoire de la vie et des choses. Et chaque fois que je le voyais, il tirait une mine plus grise que celle de Laszlo Carreidas, avec la passivité d’un lampadaire au sodium, sauf quand il posait les yeux sur moi. Là, une lueur s’allumait dans son regard qui me… »
Un dégoût abyssal déforma ses délicieux traits, sur lesquels se firent jour, l’espace d’une fugitive seconde, des réminiscences miséricordieusement floutées par l’innocence de la fillette qu’elle était.
« Tu sais, Martin, naguère encore, un adulte pouvait “épouser” une gamine de huit ans en Inde ! Et il paraît que ça se fait encore dans la cambrousse ! »
Il reposa sa tartine. Pour la première fois de sa vie, le beurre d’érable lui restait sur l’estomac.
« Et pourtant, il était pas devenu plus charitable envers les dalits pour autant. Mes parents m’ont raconté qu’à l’accouchement de ma sœur, comme il avait toujours pignon sur rue, il a exigé que ma mère soit pas admise à l’hosto. Tu penses bien : femme, chrétienne, d’origine dalit et affligée de l’impureté de l’accouchement selon le saïvisme, elle avait tout pour lui plaire… Il a fallu cracher la forte somme pour amadouer le personnel.
— Ça parle au diable…
— Tu crois pas si bien dire. Pour qu’un humain se corrompe comme ça après s’être consacré à une force supérieure, il faut que cette force soit obscure. Ça prend pas la tête à ton copain Papineau.
— Attends là, mais saint-ciboulot, à cause tu dis que c’est mon copain ? Je le déteste, tsé !
— Pourquoi ?
— Parce que c’était un rouge. Un membre du parti libéral. Autrement dit un criffe, tout bollé qu’il était.
— T’as beau dire, Martin, il a pas pu être pire qu’Indira Gandhi, hi hi hi !
— Papineau peut-être pas, mais si tu connaissais Pierre Trudeau, le Premier Ministre actuel du Canada !!! Tsé, cet estifi d’écœurant a dépénalisé l’avortement et le divorce et j’en passe et des meilleures ! »
Un blanc.
« Ce chum de gars à Castro dit que “l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation”… Tsé, là, sa femme est plus jeune que lui de trente ans, et ils vont bientôt divorcer. Quel bel adon… je veux dire, quelle coïncidence fortuite, ha ha ha ! rit-il jaune.
— Eh ben… Il est gratiné, c’est sûr. Même l’autre despote n’a pas tout ça dans son palmarès. Cela dit, elle a le sang d’innocents sur les mains, elle aussi.
— Je suis pas sûr que les deux fassent la paire, Raj. Quiens, comment il s’appelle, ton état d’origine en Inde ?
— Le Tamil Nadu. (Elle prononçait approximativement « Tamiw Narrou ».)
— Est-ce qu’Indira Gandhi a déjà essayé de le détruire ?
— Pas que je sache, mais c’est sans doute parce qu’elle est trop occupée à poursuivre les sikhs de sa haine. Franchement, je comprendrai jamais ce que mes compatriotes lui trouvent, à part peut-être du bagout.
— Eh ben, ce mangeux de m… enfin… le “très honorable” Premier Ministre Trudeau a tout fait pour démanteler le Québec. Je te jure, il sera satisfait que quand il le verra noyé dans notre sang et les survivants faire la manche dans les rues d’Ottawa ! On l’achale trop avec notre volonté d’indépendance. Pis je mentionne même pas comment qu’il a failli détruire l’Ouest avec son Programme Énergétique National. Tsé, là, je le soupçonne d’être un tabarouette de narcissiste. Tout ce qui sort de sa yeule, c’est des menteries !
— Et moi qui me croyais trop ardente à soutenir mes opinions…
— C’est pas des opinions, Raj, c’est des faits. Tu crois que je pète une coche pour rien ? Eh ben écoute là : en 1976, l’ancien supérieur hiérarchique de mon père nous a visités à Rivière-au-Renard pour les fêtes de fin d’année et aussi, je crois, pour célébrer la récente accession au pouvoir du PQ…
— Plaît-il ??? »
Rajshri avait les yeux comme des ronds de poêle.
« Ah, mauzusse, c’est vrai. Le PQ, c’est le Parti Québécois, pas le papier hygiénique ! »
L’esclaffement du Renardois fit écho à celui de la belle Pondichérienne.
« J’étais un flo de huit ans, les adultes faisaient pas attention à moi. Eh ben l’officier a dit à mon père qu’il tenait de source sûre que Trudeau avait envoyé des télégrammes à son chum de gars Paul Desmarais, un des big shots du monde des affaires canadien. Et ce qu’il lui demandait dans ce télégramme, je te le donne en mille !
— Il lui demandait quoi ?
— De délocaliser du Québec au reste du Canada des opérations pour doubler artificiellement le taux de chômage du Québec !
— Ouh là ! Je reconnais que c’est gratiné comme manip, même pour un politicard. Alors ce Desmarais a viré des Québécois pour engager ailleurs ?
— Pas à ma connaissance, mais les opérations économiques, tsé, c’est pas juste d’engager ou de virer des employés. C’est aussi les achats, les ventes, les mouvements bancaires, les investissements etc.
— Et tu penses qu’il a délaissé le Québec pour faire tout ça ailleurs ?
— Je sais pas. Tsé, je voudrais pas accuser Desmarais sans preuve. Pas que je l’en pense incapable, mais à mon avis, il a beau être le chum de gars de l’autre tabarouette, là, il aurait perdu trop de foin dans l’affaire et l’argent, c’est le dieu de ces gens-là.
— Mais le taux de chômage au Québec, comment il se porte ? Tu le sais ?
— On mangeait de la misère l’année dernière : quinze pour cent ! Mais c’est pas forcément la faute à Desmarais. Tsé, là, y a de la récession dans le monde entier ces derniers temps.
— Si j’en juge à son nom, Trudeau est lui-même du Québec, non ? Alors pourquoi il a la haine des Québécois comme ça ?
— Si c’est de ses affaires personnelles que tu parles, ben j’en sais rien, moé… Par contre, si tu veux parler de ses affaires idéologiques, c’est simple comme bonjour : c’est un criffe de rouge. Un socialeux. Un partageux. Un sectateur du multiculturalisme. Un estifi de chien sale qui va anéantir tout le Canada en anéantissant son identité avec sa façon de prôner l’immigration en s’il-vous-plaît… je veux dire… en veux-tu en voilà, comme tu dis. »
Rajshri, bouche bée, eut un haut-le-corps. Après quelques secondes de silence estomaqué, elle parvint à émettre :
« Tu es contre l’immigration, toi !? »
Le prof d’histo-géo frais bombardé haussa les sourcils. Quiens, voilà qui s’annonçait intéressant au coton.
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