Immigration or not immigration?
« Ben faut être un beau taouin pour laisser entrer chez soi n’importe qui ou n’importe quelle quantité de personnes sans s’assurer qu’ils soient un minimum fiables. Y a que dans “Bilbo le hobbit” que ça finit par tourner bien. »
Rajshri avait l’air sur le point de faire un Hiroshima.
« Martin !!! Je rêve ou j’hallucine !? Si y a bien quelqu’un que je m’attendais pas…
— “…à voir tenir ce genre de discours, c’est ben moi ?” Écoute là, c’est ça même qui devrait t’interpeller. À cause, à ton avis, je devrais être pour l’immigration non contrôlée ?
— Tu me fais marcher ou quoi !? Un immigrant devrait être libre de s’établir pour faire ses études ou son nid sans que la Gestapo lui colle aux miches chaque jour que l’Empereur fait !
— Je te parle pas du flicage de ceux qui sont sur place ; pis faudrait être un beau grand taouin pour virer tous les immigrants sans distinction de chez soi. Mais c’est un autre débat. Moi, je te parle…
— Oui, oui, j’avais pigé la première fois ! Mais les immigrants ont plein de bonnes choses à apporter à un pays ! Tous les pays se sont développés à grands coups d’immigration, bon sang de bois !
— Ben non, “les” immigrants n’ont pas plein de bonnes choses à apporter, seulement ceux qui sont comme tes parents, prêts à faire un travail honnête qui fera du bien de leur pays d’accueil, et à s’intégrer assez pour avoir des enfants qui s’intéressent à la physique nucléaire en quatrième, par exemple. Tu trouves que Samy apporte de bonnes choses au pays ? Ou que les touristes sexuels font du bien à ton peuple ?
— Du coup, on va exiger des immigrants un dossier épais comme la Grande Muraille de Chine ? Mais c’est n’importe quoi !
— Non, bien sûr que non, c’est pas mon argument, pis manquerait plus que ça. Mais faudrait pouvoir s’assurer au minimum qu’un candidat à l’immigration respecte les lois, et qu’il a un avantage à apporter qui contrebalancera les problèmes que l’introduction d’un étranger entraîne fatalement. »
Rajshri, dos de la main vers le bas, tendit un index vers lui.
« Ah oui ? s’écria-t-elle. Eh ben imagine, par exemple, le dissident tchadien qui s’est fait un casier judiciaire long comme le bras en publiant un article contre Habré. Ou bien la mamie iranienne qui risque la mort si on la renvoie à Khomeini. Ils font comment ? Surtout qu’ils ont souffert mille morts pendant le voyage !
— Il faut pas comparer les pommes et les oranges : c’est des réfugiés, pas des immigrants. C’est un autre débat, là aussi. »
La surdouée prit une lente inspiration et leva la paume.
« Oui, bon, d’accord, dit-elle, t’as raison sur ce point. Faut pas mélanger les torchons et les serviettes. Mais quand même ! Après son arrivée en France, le père d’Isabel a enchaîné les petits boulots minables style pompiste ou pizzaiolo, alors qu’il a une maîtrise en droit. Au lieu de lui ouvrir des portes, ça les lui a fermées : l’immigré bardé de diplômes fichait les chocottes aux employeurs. Et c’est que la partie immergée de l’iceberg des déboires d’un immigré ! Déjà qu’il a dû passer le pont de l’épée, il faut encore qu’il affronte ces lions-là ? Tu trouves pas qu’y a un problème ?
— La référence aux légendes de la Table Ronde est tiguidou, mais l’analogie tient pas. Les lions n’étaient qu’une illusion dans le roman de Chrétien de Troyes, alors que les misères des immigrés sont réelles. Et la première source de tous ces problèmes, c’est le bien-être social.[1]
— Tu veux dire…? bégaya Rajshri. Tu veux dire le RMI[2] et tout ça ?
— Ouais, c’est comme ça qu’on dit ici, je crois. »
Cette fois, la dalit semblait à deux doigts de faire un Hiroshima et un Nagasaki à la fois ! Sa contenance devint pourtant plus posée, et elle tourna le visage à un angle léger, fixant un œil scrutateur sur son vis-à-vis.
« Je vois, dit-elle. Tu dis des trucs provocateurs exprès pour attirer mon attention hors de mes schémas de pensée habituels. Eh ben bravo, t’as réussi avec brio. Je suis tout ouïe. Pourquoi, selon toi, ne faut-il pas porter assistance aux démunis alors que tu disais l’inverse la semaine dernière ?
— Je vois pas ce que ça a de provocateur. Pis je me contredis pas, Raj. Les immigrés sont admis aux compte-gouttes parce qu’une fois sur place, ils auront droit à des aides sociales à la pelletée. Et d’où tu crois qu’il vient, l’argent des aides sociales ?
— De l’État, je suppose.
— Mais l’argent de l’État, il vient d’où ?
— Euh…
— Du contribuable. Du peuple qui, par son travail, alimente les caisses du gouvernement en payant les impôts et les taxes. Du coup, le pays d’accueil a d’autant moins envie de faire entrer des gens qui vont lui coûter une beurrée à assister s’ils…
— Ben ça, le pays d’accueil n’a qu’à pas se poser comme le top moumoute de la civilisation ! Ils nous ont bassiné avec ça à l’époque de la colonisation, et maintenant ils nous laissent claboter la margoulette ouverte ? C’est ça, la civilisation ? Ils se foutent de la gueule de qui, là !?
— Rajshri, Rajshri, Rajshri ! Dans notre intérêt à tous les deux, il faut vraiment que je te demande de modérer tes transports et d’éviter de me couper la parole, même si t’es sur le gros nerf. Comme on dit chez nous, pas de chicane dans ma cabane. »
L’interpellée se plaqua le bout de la main sur la bouche, une expression tout à fait navrée sur un visage radouci.
« Pardon, Martin. Je suis terriblement désolée.
— Bâdre-toi pas, je comprends ben.
— Si si, j’ai vraiment été malpolie. Te couper la parole comme ça ! Et sous ton toit, en plus ! Ça se reproduira pas, je te le promets.
— Pas besoin de promettre, Raj, je te crois sans problème. Respire par le nez, c’est tout, parce que là, tu argumentes avec tes émotions, pas avec ton intelligence. »
La belle Tamile prit l’expression au pied de la lettre ainsi qu’une lente et profonde inspiration, bouche fermée.
[1] Terme familier en français du Québec pour désigner l’assistance sociale, il s’agit d’un calque de l’anglais « social welfare ».
[2] Revenu Minimum d’Insertion, prédécesseur du RSA.
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