La liberté du choix
« Comme je le disais, un pays d’accueil va pas vraiment avoir envie de faire entrer des immigrants qui vont lui coûter une beurrée à assister, sauf s’ils apportent un avantage net qui va contrebalancer ça. Mais si le gouvernement dépensait pas autant de bacon en bien-être social, ils coûteraient beaucoup moins au contribuable et ce serait tout bénéf’ de les faire entrer !
— Mais y a encore plein de territoires à conquérir au Canada, non ? Ça devrait valoir le coup d’accueillir des immigrants.
— Si on était à l’époque de mon grand-père, t’aurais pas mal raison. Y avait une job pour chacun. Mais ça, c’était avant. Pis c’est pas une question de densité de population, tsé, c’est une question de système. Du coup, à quoi ça sert d’introduire des immigrants si c’est pour qu’ils mangent de la misère chez nous, et pour que plein d’entre eux tombent dans la délinquance et la criminalité ? C’est ça qui m’écœure en tabarouette dans cette affaire-là !
« Et c’est pareil icitte ! Et ça n’atteint pas que les immigrants, regarde Jacou-le-Cracra ! Tout ça la faute à qui ? Aux partageux. Au RMI. Et aussi au SMIC. Ces deux écœuranteries font la paire.
— Eh ben dis donc, je vais de surprise en surprise aujourd’hui. Le Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance, une dégueulasserie ?
— Eh ben considère qu’un travailleur, c’est comme une baguette de pain. Toutes choses étant égales, si le prix du pain augmente, est-ce que tes parents vont en acheter plus ou moins ?
— Moins, bien sûr.
— Maintenant, imagine que le gouvernement impose un prix minimum pour la baguette de pain, quel que soit son type. Qu’est-ce que tu crois qu’il va arriver aux ficelles ?
— Euh…
— Pour rappel, la ficelle pèse deux fois moins qu’une baguette classique.
— Ah d’accord. Plus personne n’achètera de ficelle, puisqu’elle coûtera à peu près autant qu’une baguette normale de toute façon ?
— Exact. Eh ben c’est pareil avec les travailleurs. Si tu gères une boutique de fringues et que tu dois payer sept cents francs par mois minimum un employé, tu devras engager quelqu’un qui vaut, au minimum, non seulement ces sept cents balles par mois, mais en plus les cotisations sociales qui vont avec ; si je dis pas de niaiseries, elles te coûteront presque autant que le salaire lui-même. Du coup, tu seras obligée de recruter un candidat avec une maîtrise en marketing et commerce, ou cinq années d’expérience, ou je sais pas quelle patente du même genre. Et le candidat non qualifié qui a besoin de gagner sa croûte dans tout ça ? Il a le bonjour d’Alfred, comme tu dis !
« Alors que sans cette vacherie de salaire minimum, tu aurais pu l’engager au salaire de ton choix, quitte à le former sur le tas ! Pis il aurait pu lui-même se proposer à un salaire inférieur aux autres candidats, ça aurait augmenté ses chances. Pis il aurait pu acquérir de l’expérience pour grimper l’échelle chez toé pis gagner plus de foin, ou pour se faire engager ailleurs pour un poste plus exigeant mais mieux payé. Pis avec ça, t’aurais ben été obligée de traiter ton employé correctement, alors qu’à c’t’heure, le gouvernement fait plein de lois pour ça, avec toute une bureaucratie dispendieuse qui claque des bidous du contribuable qui auraient mieux servi n’importe où ailleurs.
« Du coup, notre candidat non qualifié se retrouve obligé de pointer au RMI, où il se fera traiter comme un flo par des bureaucrates bien dodus qui décideront de sa vie à sa place en dépensant le bacon d’autres personnes, dont pas mal mangent encore plus de misère que lui ! Il sera couvert d’avantages sociaux, mais dès qu’il se sortira un peu du banc de neige en trouvant une job au SMIC, tourlou les avantages ! Du coup, il se dira que mieux vaut rester dans la neige finalement, et quelque part, il aura raison ! Tu vois maintenant en quoi c’est écœurant en diable ?
— Oui. Le RMI est censé aider les pauvres et les démunis, mais il revient à les payer pour échouer dans la vie. Et le SMIC ne bénéficie qu’aux personnes qui ont la chance d’être déjà insérées dans le système, mais il fait du mal aux autres. Ton raisonnement est clair et même si j’y connais rien, je dois dire qu’il se tient. Mais quand même, c’est pas chic de payer un employé au lance-pierres. Le gouvernement étant censé faire régner l’ordre, il devrait pas punir ce genre de choses ?
— Ben non. À cause ce serait son rôle puisque l’ordre est pas troublé ? Si un employeur détourne du foin ou refuse de payer à ses employés leur dû en entier à la période convenue, là, oui, l’État doit s’en mêler. Mais pas par rapport au salaire convenu entre employeur et employés. En tout cas, si un employeur paie une niaiserie pour un poste, personne en aura envie, et ce sera tant pis pour lui.
— Mais Martin, y a toute une tranche de la population qui vit dans une pauvreté abjecte !
— Abjecte par rapport à qui ? Je suis dans les patates si je suppose que Jacou-le-Cracra est beaucoup mieux loti que le dalit moyen ?
— Non, non, mais il roule pas sur l’or non plus. Tout fan de Darvin qu’il est, ça reste intolérable de le laisser dans sa situation, lui et les autres nécessiteux du pays, comme si de rien n’était ! Tu es sûrement d’accord avec moi, toi qui le soutiens de tes deniers.
— Mais là, Raj, je suis pas le gouvernement, moé » dit Martin, souriant comme s’il avait gagné le quinté dans l’ordre.
Cette répartie coupa le sifflet de Rajshri. Une occasion pour Martin de faire avancer le schmilblick.
« Tu penses que le gouvernement a un devoir moral de venir en aide aux pauvres et aux déshérités ?
— Ben c’est évident !
— Où est-ce que t’es allée pécher ça ? »
La surdouée marqua un temps derechef. Elle n’avait aucun fondement pour justifier son affirmation, pas même l’autorité de « son » Empereur.
« Mais je sais pas, moi ! bredouilla-t-elle. Tu trouves pas que ça coule de source ?
— Ben non. Je devrais ?
— Ah mais t’es pas croyable, Martin ! Tu trouves ça juste que certains naissent avec une cuillère d’argent dans la bouche mais d’autres dans le caniveau ?
— Ben ce monde est pas parfait, et donc pas juste. Autrement, le diable serait pas aux vaches, t’es d’accord avec moi. Tu trouves ça juste que certains naissent avec la capacité de comprendre les arcanes de la physique quantique à même pas quatorze ans, pendant que d’autres en arrachent à faire la différence entre un cation et une catin[1] ?
— Moi, au moins, je viens en aide à l’autre catégorie !
— Oui, de ta propre volonté, et c’est noble au coton. Ni les profs ni tes parents ne t’y ont forcé. Ça t’adonnerait que M. Potelle décide demain que les profs doivent désormais donner aux interros plus dix, qu’importe si elles méritent un zéro ou un vingt ? Tu serais toujours autant stimulée à aider tes amies ? »
Rajshri restant coite, Martin poursuivit :
« Thomas Jefferson a défini à merveille le rôle du gouvernement : sage et frugal, il empêchera les humains de se nuire les uns aux autres, il les laissera par ailleurs libres de réglementer leurs propres efforts d’industrie et d’amélioration, et il enlèvera pas de la bouche du travailleur le pain qu’il a gagné. Mais si tu veux transférer de l’argent des riches vers les pauvres, tu devras y forcer les riches en leur enlevant de la bouche le pain qu’ils ont gagné. C’est ça que tu souhaites ?
— Absolument ! Comme Robin des Bois, mais légalement, puisqu’on peut pas compter sur les riches pour le faire eux-mêmes !
— Encore une analogie qui tient pas : Robin des Bois et ses chums faisaient des misères à la gang du roi Jean sans Terre, c’est-à-dire au gouvernement, qui écrasait le peuple d’impôts. En fait, ça va dans mon sens. »
Rajshri perdit le peu de contenance qu’elle avait regagné.
« Coudonc, tu crois qu’il arrive quoi quand le gouvernement se mêle de redistribuer les richesses des riches vers les pauvres ? Tu crois qu’il faudra payer quel prix ?
— Je suis impatiente que tu me le dises.
— Récapitulons : on a vu que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Même si le gouvernement fait ça avec le cœur débordant de générosité, ce sera contreproductif : au lieu d’atténuer les inégalités, ça va les augmenter ; pis ça donnera du pouvoir illégitime à certaines personnes sur d’autres ; pis pire encore, ça réduira la motivation des individus à travailler, et donc le niveau de vie, parce que si moins de gens travaillent, moins de richesse est produite.
— Attends un peu, je comprends pas bien la logique de ce dernier point.
— Pas dif : imagine un gisement de diamants dans la jungle. Ce sera pas une richesse pour les gens des environs puisqu’ils auront pas les moyens d’extraire du diamant et que les diamants, ça se mange pas, comme dirait l’autre. Mais qu’une entreprise minière arrive et ça deviendra une richesse. À cause ? »
Il invita d’un signe à Rajshri de continuer.
« Parce qu’elle pourra extraire le diamant.
— Exact. L’argent du diamant pourra tourner dans l’économie du pays, et peut-être même d’autres pays. Ça fera du bien à tout le monde, les pauvres y compris, parce qu’ils seront moins pauvres si le pays entier est plus riche et que grâce à ça, ils pourront acheter plus de biens et de services, qui seront eux-mêmes plus modernes. Pis ça fera aussi de l’emploi pour gros de gens.
« Pareil, imaginons que tu tiennes un atelier de confection de saris. Qu’est-ce qui aura plus de valeur ? La bande de tissu que tu achèteras pour la tisser ou bien le superbe sari qui sortira de tes métiers ?
— Le sari.
— Ben voilà. Tu auras créé du bacon en créant de la valeur ajoutée. La richesse tombe pas du ciel, elle vient du travail.
« Pour en revenir à la redistribution des richesses, ce qu’on constate en général, c’est que dans les faits, A se fait délester de ses bidous par B et C, qui se tailleront la part du lion et laisseront les miettes à D. Et encore, ceux du groupe D qui n’ont pas les moyens de se payer une balayeuse Black & Decker pour ramasser ces miettes-là, c’est-à-dire la majorité, n’en profiteront pas.
— Bon sang de bonsoir !!! » hurla Rajshri avec un violent sursaut.
L’effet de l’explication du professeur improvisé de libre-entreprise dépassait de très loin ses espérances. La belle dalit se tassa sur elle-même et se mit le poing sur le menton, façon Penseur de Rodin version tourment de la question. Quelle mouche la piquait ?
Après un long moment au bout duquel Martin se demanda s’il ne devrait pas poser la question à voix haute, Rajshri lâcha :
« Ce que tu viens de dire, c’est exactement ce qui se passe en Inde. »
Puis elle retomba dans sa prostration. Tout compte fait, elle faisait plutôt penser à une Penseuse de Rodin version tourment de la remise en question, se réjouit le jeune Renardois in petto.
[1] Poupée.
Annotations