Remise en question
« Dis-m’en plus, s’il te plaît, tâta-t-il le terrain.
— Oh oui, bien sûr. En fait, chez nous, t’as ce qu’on appelle la “discrimination positive”. Ça fait un fameux bout de temps que ça existe, depuis la colonisation même, et c’est inscrit dans la Constitution depuis l’indépendance. En gros, ça consiste à octroyer aux catégories de population déshéritées comme les dalits des réservations, c’est-à-dire des quotas dans l’enseignement, les entreprises et le gouvernement, pour nous aider à nous en sortir.
« Le problème, c’est que ça a eu l’effet inverse dans la pratique. Je te l’ai pas encore dit, mais les dalits forment pas un bloc homogène, loin de là. En fait nous aussi, on est divisé en castes, avec des hiérarchies et tout le toutim.
— Estifi de ciboulot !
— Eh oui… D’ailleurs notre “caste” à nous est une des plus basses parmi les dalits. Mais à côté, t’as ce qu’on appelle la “couche crémeuse”. Ce sont certains groupes de “déshérités” prospères par rapport aux autres, ou même prospères tout court, comme en Andhra Pradesh ou au Maharashtra. Et comme tu le dis si bien, ce sont eux qui se boulottent la part du lion.
— Attends là, je m’en vas essayer de deviner : ça arrive parce que ce sont les seuls à avoir les patentes pour profiter des réservations ?
— Bingo ! Le dalit lambda dans son petit village au fin fond de la sylve qui trime pour joindre les deux bouts, qu’est-ce qu’il en ferait, d’une place réservée pour lui à l’Institut Indien de Technologie de Chennai[1] ? La Providence lui aura déjà fait un beau cadeau s’il arrive au collège. Mais il y a pire, si c’était possible. »
Le jeune Canadien devinait la suite.
« Imagine, par exemple, une entreprise qui recrute douze candidats, poursuivit Rajshri. Vingt-cinq postulants se présentent. Comme nous représentons un sixième de la population environ, le gouvernement impose le quota correspondant ; ça fait que le recruteur engage d’office deux dalits. Résultat : les treize qui n’ont pas été pris se disent que sans ces deux raclures de dalits, ils auraient sans doute obtenu le poste ! Alors que même s’ils avaient pas été là, onze d’entre eux l’auraient pas eu de toute façon ! »
Elle sembla vouloir poursuivre, mais elle hésitait.
« Y a encore autre chose ? hasarda Martin. Sens-toé pas obligée d’entrer dans les détails écœurants !
— Oui, y a autre chose, et c’est écœurant au sens français de France. Mais ça me ferait du bien de te déballer ce que j’ai sur le cœur.
— D’accord. À mon tour d’être tout ouïe.
— Eh ben y a des troubles en cours au Sri Lanka, et c’est encore la faute à la discrimination positive. Tu vois, y a toute une minorité tamile là-bas. Il faut savoir que quand les missionnaires américains et britanniques se sont partagé la tâche d’annoncer la Bonne Nouvelle aux habitants, les Américains se sont vu attribuer la péninsule de Jaffna, qui était plus pauvre et où habitait la communauté tamile. Ils leur ont enseigné plus de maths et de sciences que les Britanniques l’ont fait aux Cinghalais et maintenant, les Tamils y sont prospères, très représentés parmi les ingénieurs et les scientifiques et drôlement en avance sur les Cinghalais. Mais jusqu’aux années quarante, ça posait pas problème, loin de là : les deux communautés s’entendaient tellement bien qu’elles étaient citées en exemple dans le monde entier.
« Or, dans les années cinquante, un certain Solomon Bandaranaike a candidaté à la primature en faisant dans l’identitarisme. Alors qu’il était chr… »
Elle porta la main à la tempe comme si une drill lui transperçait le cerveau.
« Non, décidément, je peux pas me résoudre à qualifier un enfant du diable pareil de chrétien… Reprenons : alors qu’il était anglican, qu’il avait été élevé à la britannique, que son parrain était le gouverneur de l’île, qu’il avait fait ses études à Oxford et à Cambridge et qu’il parlait pas un mot de cinghalais, bref, qu’il était aussi cinghalais que je suis bangladeshie, le voilà-t-il pas qui troque ses vêtements occidentaux contre une robe bouddhiste, qui apprend à baragouiner la langue du pays et qui clame à qui veut l’entendre qu’il faut favoriser les Cinghalais, et leur accorder des quotas, pour qu’ils puissent se rattraper. Il est bien devenu Premier Ministre, mais il s’est fait flinguer par un moine bouddhiste parce qu’il faisait mine de se rabibocher avec les Tamils. Ses successeurs en ont pris acte, ils ont tellement poussé l’épée dans les reins des Tamils qu’en réaction, ils sont devenus de plus en plus séparatistes.
« Or, fin juillet dernier, une organisation terroriste tamile a tué des militaires dans une embuscade, et y a eu des représailles terribles de la part des Cinghalais ! Les pogroms ont fait des centaines et des centaines de victimes ! Et nous avons de la famille éloignée là-bas, Martin ! Grâce à l’Empereur, ils vont bien aux dernières nouvelles, et ils préparent leur fuite, mais je brûle d’impatience qu’ils quittent cet enfer. Je me ronge les sangs et je prie chaque jour pour eux, parce que j’ai l’impression que cette horreur de guerre civile n’est pas près de prendre fin. On leur a proposés de les aider à s’installer ici, mais ils préféreraient un pays anglophone. D’ailleurs je crois qu’ils ont une opportunité pour s’installer à Vinnipeg.
— C’est tiguidou laï-laï, ça. Si cette famille éloignée est comme ta famille nucléaire, ces immigrants-là seront une chance pour le Manitoba. Les Manitobains sont des bons gars, très accueillants. Ceci dit, y a pas gros de francophones là-bas, contrairement à l’idée reçue.
— Oh, tu sais, tant qu’ils y auront les mêmes opportunités que n’importe quel Canadien, sans persécution ni traitement de faveur, ils s’en sortiront, j’en suis convaincue.
— Ben là, t’as ben vite changé d’avis ! s’exclama Martin, sourire aux lèvres.
— Ben oui, Martin. Grâce à toi, je me suis rendu compte que je n’adhérais à l’idée de l’État-providence que parce que j’étais tombée dedans étant petite. Je voyais bien que ça donnait pas l’effet escompté dans mon pays, mais je croyais que c’était la faute aux ronds-de-cuir corrompus qui s’en mettaient plein les fouilles au passage.
— Tsé, là, on va pas se mentir, c’est en bonne partie leur faute.
— Oui, bien sûr, mais en partie seulement, tu viens de le démontrer. Le fait que tu ais décrit aussi bien ce qui se passe en Inde, sans même t’y connaître, prouve sans l’ombre d’un doute à mes yeux que ta vision des choses est plus pertinente, et que c’est le système même qui est naze. Il faut dire qu’Ambedkar a été le principal promoteur de la discrimination positive après l’indépendance ; moi qui reprochais à mes compatriotes de mettre Gandhi sur un piédestal, j’ai bien peur d’avoir fait pareil avec lui. Alors voui, j’ai changé d’avis, parce que seuls les imbéciles ne changent jamais d’avis et que j’ai aucune envie de faire partie de cette caste-là.
— Ha ha ha, ce groupe-là peut pas être une caste, il est ben trop ouvert !
— Hi hi hi, c’est pas faux du tout !
« N’empêche, j’ai du mal à me défaire de l’idée que le gouvernement à un rôle à jouer dans le soulagement de la pauvreté. Imaginons que tu deviennes Martin Ier, empereur des Français. Tu comptes supprimer toutes les aides sociales et jeter je sais pas combien de millions de gens à la rue du jour au lendemain ?
[1] Nom indien de Madras.
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