Fin d'un blocage, apparition d'un autre

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« T’adonnes ben ! Un prix Nobel de l’université de Chicago a élaboré un truc pour se débarrasser petit à petit du bien-être social. Ça s’appelle l’impôt négatif sur le revenu.

« Avec l’impôt “positif” sur le revenu, t’as droit à une certaine quantité d’exemptions et de déductions, mais si tu gagnes plus que ça, tu commences à payer. Mais avec l’impôt négatif, si tu gagnes rien, l’État va te payer un certain pourcentage de ces exemptions et déductions inutilisées. On va imaginer que ça fait, au hasard, vingt pour cent de trois mille francs par mois, soit six cents, à Jacou-le-Cracra.

— Ça l’arrangera bien. Il pourra s’acheter de la littérature plus scientifique.

— Il pourra surtout se décrasser. Si donc Jacou se trouve une job à deux cents francs de distributeur de prospectus, par exemple, l’État lui paiera vingt pour cent des deux mille huit cents francs restants. En tout, ça lui fera… euh…

— Sept cent soixante balles.

— C’est ça. Et au-delà de trois mille, ça continue pareil que pour l’impôt normal. Il paiera à l’État vingt pour cent de ses revenus moins six cents francs. Et ça renflouera les caisses du gouvernement sans qu’elles soient ponctionnées par une lourde bureaucratie de bien-être social. Tsé, là, c’est très proche de ce que tu souhaitais : prendre aux riches pour donner aux pauvres ! Tiguidou laï-laï, non ?

— C’est à voir, Martin. Parce que si j’ai bien saisi ton raisonnement, les employeurs vont pas se gratter pour filer des salaires corrects à leurs employés s’ils sont déjà subventionnés par l’État.

— Attends là, Raj, je suis d’accord que c’est pas une panacée ! Le prix Nobel d’économie dont je te cause a dit que c’est la solution la “moins pire” qu’il ait trouvée, un compromis pour une transition sans heurts entre l’État-providence et l’économie de libre-échange. Il en dégotera peut-être une meilleure dans le futur.

— Mais dis-moi, Martin, c’est inouï ce que t’en sais, des choses sur l’économie ! Je suis époustouflée !!! Comment t’as appris tout ça ?

— C’est toute une histoire, tsé.

— J’adore les histoires, surtout quand elles se terminent bien ! répondit-elle, avançant ce fabuleux sourire qui ne le blasait pas.

— Ben quand j’ai décroché la ceinture verte en jiu-jitsu brésilien, un Algonquin du nom de Waylon a intégré le dojo. Son père avait monté à la sueur de son front un magasin d’articles de pêche sur la rue du Banc, qui mène à l’embarcadère de Rivière-au-Renard. Le mien faisait toujours son épicerie chez lui les fins de semaine où on allait taquiner le maquereau en famille. »

Un bon point pour Raj, se dit le Renardois : elle s’était dispensée de tout commentaire niaiseux du style « On dirait pas un nom d’Algonquin, Waylon ! »

« Vous alliez pêcher en bateau ? s’écria celle-ci. Waouh !

— C’est des souvenirs bénis, tsé. Quand la météo était d’adon, on allait avec le petit bateau de plaisance de Papa hors de vue de la côte. Personne pour nous achaler, on était seuls au monde, en famille, en paix entre le ciel d’azur et la mer d’émeraude. »

La jeune surdouée s’accouda à sa chaise et fixa Martin, joue appuyée contre la main et regard rêveur.

« On jouait à ni-oui-ni-non, au portrait chinois, au baccalauréat, le genre de jeux auxquels on pouvait jouer sans lâcher la ligne. Mon père restait prudent : dès que le baromètre baissait, la barre à bâbord toute, cent quatre-vingts degrés ! Certains jours, notre partie de pêche durait même pas une demi-heure ! »

Il omit de préciser qu’il braillait à fendre l’océan dans ces moments-là.

« Ma mère, elle, elle me couvait : même quand j’avais quatorze ans, elle tenait à chaque fois à placer l’appât elle-même ou à ce que papa le fasse. Une fois, je l’ai mis moi-même et devine ce que j’ai attrapé ? Un thon ! Colossal, gros comme…

— Voui, voui, je vois l’idée, l’interrompit Rajshri, hilare. Pour en revenir à ton copain de jiu-jitsu, il s’est passé quoi ? »

Le « martin-pêcheur » fanfaron, tentant d’oublier que ses oreilles lui cuisaient d’embarras, reprit :

« On surnommait Waylon “Gimli fils de Gloïn” : il était petit mais costaud comme un bœuf, pis avec la même face, mais il aurait pas fait de mal à une mouche. Il serait allé jusqu’à Vancouver dans le blizzard si on le lui avait demandé. Le premier jour, je pensais que j’allais le manger tout cru, le gros câlinours… jusqu’à ce qu’on s’affronte sur le tatami. Il avait fait un an de lutte gréco-romaine pour les flos et il était fin en diable pour amener son adversaire à terre ! Heureusement pour moi, il savait pas trop quoi faire après ; pis ça lui donnait la chienne de se retrouver sur le dos : c’est comme ça qu’on perd en lutte, alors que c’est une partie importante de la stratégie du jiu-jitsu brésilien d’être à l’aise dans cette position. Du coup, je l’écrapoutillais à chaque fois les premiers mois. Maître Randolfe me reprochait même de lui faire trop de misères.

« Mais comme l’expérience de Waylon en lutte lui avait donné les bases du corps-à-corps, il a progressé en criant lapin, tellement vite, en fait, que j’ai commencé à partir en peur. Pis grâce à cette même expérience, il avait un rythme de fou pendant le sparring[1], beaucoup plus intense que le jiu-jiteiro moyen. Du coup, j’ai dû m’adapter et j’ai amélioré mon rythme et ma stratégie d’amenée au sol. Une rivalité s’est établie entre nous et on est devenus les meilleurs amis du monde.

— Top moumoute ! s’écria la délicieuse Tamile, battant des mains.

— Ouais. Pis un jour, il m’a dit que son père exhortait ses chums algonquins à travailler de leurs mains, parce qu’ils se peinturaient dans le coin à rester dépendants du bien-être social. Moé, ben sûr, j’ai capoté raide, pareil que toé tout à l’heure » rigola-t-il.

Rajshri, aussi belle joueuse que belle personne, fit de même.

« Heureusement, au lieu de me rendre la pareille, il m’a invité chez lui. On a visionné la série télévisée “Free to Choose”, qu’il avait enregistrée sur cassette. Chaque épisode commence par un docu d’une demi-heure pis y a un débat après. C’est Milton Friedman, l’économiste dont je te parlais, qui l’a faite avec sa femme Rose pour expliquer l’économie de libre-marché à ceux qui s’y connaissent pas.

— Mais c’est génial !

— N’est-ce pas ? Il avait la conviction que le monde ordinaire gagnerait gros à apprendre l’économie. Et quand on sait que c’est parce que le père de Waylon avait les mêmes idées que lui qu’il a pu fonder son business, ça lui donne ben raison ! Pis là, quand j’ai visionné l’émission avec Waylon, ça se voyait que c’était un chum qui avait souci des pauvres et des laissés-pour-compte. Un vrai bon gars, quoi qu’en dise ma mère.

— Qu’est-ce qu’elle lui reproche ?

— Ben elle est de Valparaiso. Elle descend d’immigrés argentins établis là-bas. Pis des chums du gouvernement chilien, qui avaient étudié à l’université de Chicago, ont mis en œuvre une économie de libre-entreprise dans ce pays. Et devine qui est leur modèle ?

— Quoi !? Friedman a soutenu ce despote de Pinochet ?

— Ben non ! Pas pantoute ! Il a ben été au Chili en soixante-quinze pour donner des conseils d’ordre économique, mais c’est pas pareil que de le soutenir, oui ?

— Non, en effet. La logique m’oblige à te répondre “non”.

— Pis là, Friedman a dit dans “Free to Choose” que même si le Chili est plus libre que les pays cocos, parce que le gouvernement y est pas aussi important, il l’approuve pas ! Mais ma mère frappe sur le clou : le Chili est pauvre et opprimé à cause de ce salaud-là.

— Bonjour le bénéfice du doute… Et dans les faits ?

— Ben t’adonnes pas mal, j’ai pu avoir des stats et j’ai fait le calcul : la croissance économique annuelle moyenne du Chili sous Allende le socialeux était de moins zéro virgule neuf pour cent, contre plus deux virgule neuf depuis Pinochet.

— Elle répond quoi à ça, ta mère ?

— Je lui ai rien dit. Pour vrai, à quoi ça sert ? Tout ce qu’elle veut savoir, c’est que le P.I.B. du Chili a dégringolé d’onze pour cent l’année dernière, que c’est la faute à Pinochet et Friedman et que son pays natal va se retrouver au fond du trou.

— Qu’est-ce qu’elle en sait ? Excuse-moi mais ça n’a pas de sens. Tu m’as bien dit qu’il y a une récession économique dans le monde entier. Alors tu le lui as dit, au moins, que c’est pas parce que ça a dégringolé l’année dernière que ça va forcément dégringoler dans les années à venir ?

— À quoi bon, Raj !? Ça ferait juste partir des chicanes, et on en a déjà plein comme ça sur le libre-marché !

— Enfin quoi, Martin ! Ça lui redonnerait de l’espoir, voilà à quoi bon ! Je comprends super bien que tu veuilles éviter les disputes, mais ça te dispense pas de faire du bien à ta mère ! Elle est peut-être entêtée, mais y a une différence entre refuser de croire à une chose et l’ignorer totalement !

— Il faut la comprendre, Raj. Certain de ses amis sont morts à cause de la répression de Pinochet. Tous ceux qui s’opposaient à ses réformes de libre-échange, couic ! Du coup, Maman est braquée, y a rien à faire. »

La jeune fille hocha de son nez parfait d’un air pincé, bras croisés, et le couperet de sa réprobation tomba :

« Ccī ! »

Martin détourna le regard. Cette fois, le rouge de la honte lui faisait chaud sur toute la face.

« Écoute là, Raj, je suis son seul enfant, je suis tout pour elle, là… »

La désapprobation de la superbe Tamile ne s’adoucit pas d’un millivolt. Elle finit par faire un geste en chasse-moucheron et dit :

« Oui, bon, je vois le genre. De toute façon, je crois qu’on a fait le tour de la question. Revenons à notre histo-géo.

— Mais t’as pas fini de manger ta tartine. Et on a plus beaucoup de temps, je crois.

— Ça fait rien, j’ai plus intéressant à faire que de manger des friandises. »

Elle pointa du doigt les croquis qui s’étalaient sur les pages du manuel qu’ils utilisaient.

« Dis-moi, Martin, si j’ai bien pigé, dans un croquis, les flèches représentent les échanges ?

— Ben, en gros, oui, répondit-il, déconcerté. Les échanges, les dynamiques, les flux. Mais…

— Et ce sont des échanges, des dynamiques et des flux de quels types de choses ?

— Oh, des tas de patentes. Des populations de cadres, de l’orge, des minitels etc. Pis là…

— Et les couleurs des flèches, c’est pour faire la différence entre ces flux ?

— C’est ça ! C’est pour ça qu’y a une légende à chaque croquis. Coudonc…

— Et si les flèches sont pas toutes de la même taille, c’est pour montrer que certains mouvements sont plus gros que d’autres ?

— Voilà ! Pour établir une hiérarchie, pour indiquer leur importance les uns par rapport aux autres. Mais là, Raj, tu t’es métamorphosée ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Y a encore quelques minutes, t’en arrachais ! »

[1] Entraînement en situation concrète.

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