IV
Avec une sensation étrange et désagréable, Howard voit son corps se promener entre deux rangées d’arbres morts. Il flotte au-dessus de lui-même sans pouvoir décider du moindre de ses gestes. Il n’est qu’un observateur dépourvu d’une enveloppe charnelle propre. Ou plutôt, il semble avoir été extirpé de celle qui lui revenait de droit. Le peintre est incapable de regarder dans une direction autre que celle de son corps errant, avançant d’un pas décidé vers une destination qui lui échappe.
Ici, rien ne bouge, pas même les branches les plus fines des arbres dénudés et secs. Rien n’émet le moindre son. Il est le seul protagoniste de ce monde, un protagoniste qui n’a ni utilité ni volonté. La seule chose dont il ait la certitude, c’est qu’un élément extérieur a réussi à le séparer de son enveloppe. Il en cherche désespérément le responsable, mais son champ de vision refuse de se focaliser sur autre chose que la progression lente et dénuée de sens de son organisme. Ce dernier avance indifféremment, sans changement d’allure ni de direction. Il avance, mu par une détermination qui n’est pas sienne.
Une éternité s’écoule. Au fur et à mesure de sa progression, les arbres morts prennent des formes indistinctes et impossibles. Ce ne sont plus des arbres. Ils n’ont d’eux que la texture sèche et rugueuse. L’enchevêtrement de ce qui fut autrefois leurs branches et les nœuds de leur tronc semblent s’être liquéfiés pour se remodeler en une parodie de ce qu’ils étaient. Une parodie composée de chair, d’os et d’écorce, informe et infâme. L’enveloppe d’Howard parvient au bout du chemin et s’arrête devant une source. Son eau noire et brillante s’agite au rythme de créatures inconnues. Elles remuent en son sein, invisibles aux yeux du peintre et pourtant bien présentes. Il le sait, percevant la haine et la détresse qui émanent d’elles, aussi puissantes que la morsure du soleil en plein désert.
Une grotte obscure surmonte l’eau sombre de la source. Il est impossible pour Howard de voir ce qui se trouve dedans. Son corps s’approche du puits irréel. Toujours tant et plus, jusqu’à se trouver à quelques centimètres à peine de celui-ci. Les créatures prises au piège sous le voile aquatique hurlent en silence. Elles se démènent rageusement et se déchirent entre elles, frappent le liquide comme un mur, tandis que les clapotis fébriles emplissent l’espace. Avec horreur, Howard se retrouve spectateur de son propre corps qui tend le bras au-dessus de cette source maudite. Les choses hurlent et râlent, le son de leurs voix inhumaines étouffé sous la surface. Le peintre ressent l’envie meurtrière de ces créatures se damnant pour tenter de lui arracher le bras tandis qu’il n’a aucune maîtrise de ses membres. Mais malgré leur fougue carnassière, elles ne peuvent traverser l’eau.
Son cœur rate un battement. Dans la grotte… Non, je l’ai peint pourtant ! Je croyais m’en être débarrassé ! Dégage, saloperie de Cheshire ! Un sourire immonde, d’un blanc sale et dans lequel sont fichés de petits morceaux de chair, contraste avec la noirceur de la grotte. L’épouvante face à cette scène atroce qu’il a l’impression d’avoir déjà vécue s’empare de tout son être. Sa respiration rapide et bruyante résonne autour de lui, elle emplit la forêt de son écho. Howard connait cette crainte. Il aurait damné son âme et celle du monde entier pour ne plus jamais avoir à la ressentir. L’entité souriante ne lui laisse pas de répit. Un amas de chair mouvante sort de la grotte et s’étend en direction du bras tendu en offrande, l’entoure amoureusement jusqu’au coude. Et le membre est arraché. Un bruit d’os qui se disloque, le sang qui jaillit du moignon, et aucune douleur. Mais la terreur est là, et Howard hurle devant son impuissance. Mon bras ! Bordel, c’est mon bras ! Cette chose est en train de me bouffer ! Sortez-moi de là, mon corps, fais quelque chose ! Ne le laisse pas bouffer mon bras ! Il halète, cherche à donner un sens à la scène qui se déroule devant ses yeux. Il n’en trouve pas. Son corps n’a pas bronché, le liquide poisseux continue de s’écouler dans la source maudite. Des parties d’organismes inconnus et innommables commencent à se frayer un passage à travers le voile d’eau. L’amas de chair tourbillonnante retourne dans sa grotte, sans aucun bruit. Une bouche immense s’ouvre et le bras d’Howard n’est plus. Il fait partie de l’entité désormais.
Je veux me réveiller. Ça n’est pas réel. Putain Howard, réveille-toi ! Réveille-toi ! L’abomination est à son comble, le peintre tente de fermer les yeux. Sans succès. Il n’a pas de paupières. Il croit avoir atteint l’apogée de son effroi, il sait que son âme ne connaîtra plus jamais la paix. C’est alors que son corps, enfin, esquisse un geste. Ce dernier se contente de tourner la tête en direction de son esprit flottant, en direction du vrai Howard. Et la vision qui s’offre à lui, bien que dénuée de violence, achève de le faire sombrer dans la folie. Le visage qu’il voit, ce n’est pas le sien. Il n’y a là qu’un immense sourire aux dents bien trop grandes, bien trop sales. Greffé de force, déchirant sa peau et ses traits pour laisser la place à un masque abject qui le révulse plus que toute autre chose. L’entité au sourire du Cheshire s’est emparée de lui.
Annotations