Le bourgeon japonais

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Nuit noire d'automne

La folie d'un amoureux

La pluie et le sang

Recueil traditionnel de Yatoro - Auteur inconnu

 La lourde porte en bois s'ouvrit à la volée, ponctuée d'un coup de tonnerre assourdissant. Un messager, ruisselant d'eau de pluie et de transpiration, accourut jusqu'à la table du conseil de guerre. Les quatre hommes qui y étaient assis se redressèrent pour assister à l'intrusion. Le vent s'engouffrait derrière lui et menaçait d'éteindre les deux seules torches qui éclairaient le bureau. Le nouveau venu fit abstraction des longues minutes d'effort pour venir jusqu'ici et posa respectueusement un genou à terre en courbant la tête. Le seigneur Kagenobu se leva alors pour écouter ce qu'il avait à dire.

 Kagenobu Kamei était de jour le plus séduisant des onze seigneurs de l'archipel du Japon. Il se promenait tous les matins dans ses jardins et saluaient affectueusement tous ceux qui avaient le bonheur de croiser sa route. Deux fois par semaine, il se rendait lui-même en ville pour acheter sa nourriture. Il traitait son peuple avec respect et courtoisie, et s'il n'était pas déjà éperdument amoureux, nombre de prétendantes se presseraient pour avoir l'honneur de le prendre pour époux. Mais de nuit, Kagenobu était un effroyable maître de guerre. Il passait de longues heures autour de cette table à parler invasion et domination des îles, avec ses trois plus proches conseillers. Il ne rêvait que de défaire ses semblables et de contrôler le Japon tout en entier.

— Parle.

— Elle s'est enfuie, mon seigneur.

 Kagenobu ferma les yeux pour tenter de retenir sa colère. Il pensa à celle qu'il rêvait d'épouser, la femme qui hypnotisait les hommes avec ses yeux de braise. La déesse de la beauté, née d'une fleur de lotus et d'une larme d'Amaterasu, était bien plus qu'une légende : elle était réelle. Kagenobu, comme beaucoup, ne souhaitait rien de plus au monde que la posséder, même pour une seule nuit. Il avait alors entrepris de se rapprocher d'elle, et cela lui avait fait perdre de nombreuses années. Il avait gagné sa confiance, s'était fait moult ennemis ainsi, et avait convaincu la déesse d'habiter son palais.

 Alors, quand une nuit maussade d'automne, un messager vint rapporter à Kagenobu que le Lotus Pourpre s'était volatilisé, le seigneur ne put réprimer sa rage. Appuyé par la foudre, il laissa éclater sa fureur en massacrant de son épée noire ses plus fidèles conseillers, avant de détruire à mains nues le mobilier et les poteries ancestrales qu'il faisait conserver ici. Le messager, terrorisé et incapable de baisser les yeux devant un tel spectacle, resta à genou, bouchée bée, tremblotant comme une feuille. Puis, quand le seigneur fut calmé, il le regarda s'approcher de lui. Sa lame rougeoyait à la lueur des torches, et son visage était camouflé dans l'obscurité. Le messager craignit pour sa vie et hésita à implorer le pardon. Kagenobu redressa son épée, essuya le sang sous son bras et prit une longue inspiration.

— Fais savoir au général Uchimune que je veux voir ses troupes sur le pied de guerre aux premières lueurs du jour. Et dis aux servants de venir nettoyer ce désordre.

***

 Le cheval s'arrêta progressivement quelques heures après le lever du soleil. La longue chevauchée nocturne avait épuisé le cavalier et il était plus que nécessaire de faire une halte. La nuit avait été éreintante et le manque de sommeil se faisait depuis longtemps ressentir. Aussi, lorsque le destrier décida de se reposer au bord d'un petit lac à flanc de colline, le voyageur n'eut d'autre choix que de prendre une pause. Le lac de Yatoro-Yahoma était de toute façon le point de rendez-vous.

 Le cavalier posa un pied au sol. De petite taille, il lui fallait sauter et se hisser pour grimper sur sa monture. Il regarda ses mains nues : elles étaient entaillées à plusieurs endroits, rouges et sensibles au toucher. La faute à huit heures de trajet, cramponné aux rênes de cuir. Il s'approcha de l'eau et y vit son reflet. La silhouette fut rapidement pertubée par les remous de l'onde, causés par un cheval assoiffé.

 La pause fut interrompue par l'arrivée d'une deuxième personne, également montée. L'homme, vêtu d'une armure complète, s'arrêta à quelques pas de là et descendit promptement de cheval. Puis il se dirigea vers le premier arrivé, ôta son casque avec une vigueur presque zêlée, et s'agenouilla.

— Nous ne sommes pas suivis, madame.

 Le premier cavalier soupira de soulagement. C'était le souffle léger d'une noble dame, à la voix aussi douce que de la soie, aussi musicale que le chant d'un oiseau. Celui des deux qui était toujours debout déroula le drap qui lui cachait le visage et révéla une longue chevelure d'un noir intense, laissés volant pour la première fois depuis bien longtemps. Une fine bouche aux lèvres quasiment pincées s'ouvrit sur le sourire le plus parfait de tous. Un peu plus haut, deux yeux ambrés surmontaient un nez légèrement retroussé, qui donnaient à Tsuchimikado Aiko un faux air d'enfant. La jeune femme se retourna vers le lac pour essuyer une larme qui s'apprêtait à rouler sur sa joue.

— Avez-vous trouvé ce que je vous ai demandé ?

— Bien sûr. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous...

— Je n'ai rien à vous expliquer, Yuhan, trancha sèchementTsuchimikado.

 L'homme fut surpris par l'aplomb de la jeune femme. Il baissa la tête dans un signe de soumission, puis après quelques secondes, fouilla son sac. Il en sortit une boîte ornementée de très grande facture. Fabriqué dans un bois fin et précieux, l'objet était peint en noir sous une couche uniforme de vernis. Ça et là, des branches de cerisier dorées faisaient office de décoration. Le contenant était également enserré par une épaisse corde rouge se terminant par deux pompons de fil noir et or. La serrure était cachée derrière un petit médaillon amovible, sur lequel était dessiné un symbole complexe : Lotus Pourpre. La boîte avait une forme assez plate et allongée.

 Le dénommé Yuhan se releva. Il n'était pas japonais, et il avait longtemps douté qu'il pourrait passer inaperçu dans le palais. Envoyé par le seigneur de la province de Xinshui, cet étranger venant de l'empire du milieu avait pour mission d'escorter Tsuchimikado sur la côte afin qu'elle monte à bord d'un bateau. Il ignorait comment cette mission avait pu être mise en place à des centaines de lieues du palais de Yatoro, mais en cet instant, il n'avait plus envie de savoir. Il voulait tout simplement atteindre le rivage et rentrer chez lui.

— Nous devrions partir.

— Si nous ne sommes pas suivis, alors nous ne sommes pas pressés. Allez faire un tour, je dois me reposer quelques instants.

 Yuhan voulut protester, mais se ravisa. Il attacha son cheval à un arbre, un peu plus loin, puis alla s'asseoir en hauteur : il pouvait ainsi observer la route et la jeune femme.

 Tsuchimikado s'assit à genou et déposa la boîte devant elle. Elle tira lentement sur la corde, dont le nœud se défit en glissant, tel un serpent. Puis elle poussa le médaillon et inséra une petite clé dans la serrure ; elle la gardait sur un bracelet, autour de son poignet. À l'intérieur se trouvait un nécessaire à écriture. Une longue plume de tchitrec mauve était protégée à la pointe par un dé d'argent finement ciselé. Deux piles de parchemins étaient séparées par un ruban carmin : les feuilles utilisées et les feuilles vierges. Et dans un coin, deux petits pots d'encre noire étaient fermés à la cire. Un troisième était descellé. La jeune femme tira une des feuilles vierges, déboucha celui déjà utilisé, et se saisit de la plume. Elle laissa d'abord errer son regard sur le lac pendant de longues minutes, avant de plonger l'extrêmité de la plume dans l'encre. Elle écrivit alors un poème, dessinant chaque lettre avec une précision sans pareille, ne laissant pas une seule tâche sur le papier. Une fois terminé, Tsuchimikado rangea ses instruments et referma rituellement la boîte. Elle fit signe à Yuhan d'approcher.

— Rendons-nous à Yahoma.

— Ce n'est pas notre destination ! s'étonna l'escorte.

— Je ne chevaucherai pas jusqu'à l'océan. Il y a une rivière qui traverse Yahoma. Nous prendrons une jonque pour rejoindre la mer.

— Ce n'est pas ce qui était prévu !

 La jeune femme s'éloigna de Yuhan et grimpa sur son cheval. L'homme la suivit en protestant.

— Nous ne devons pas passer par les villes. Kagenobu a des yeux partout dans cette région.

— Faîtes ce que vous voulez. Je vais à Yahoma.

 Tsuchimikado enroula les rênes autour de ses mains meurtries, non sans grincer des dents, puis lança son cheval vers le sud. Yuhan, décontenancé, courut rejoindre son destrier et poursuivit la jeune femme.

Le pourpre bourgeon

Au bord du lac Yatoro

Eté accompli

Le grand voyage du Lotus Pourpre - Tsuchimikado Aiko

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