Le lotus exilé
Qui sont ses dieux inconstants
Qui donnent et volent sans se cacher
Livre de poésie de Xinshui - Zheng Wu, poète de l'ère Tang
Des trois empereurs du milieu, Shao Yin était le souverrain de la province se trouvant le plus au sud. Son territoire était le plus petit : s'il contrôlait la moitié de la côte orientale, ses terres ne s'étendaient pas plus loin que les commanderies de Jiangxi. En contre-partie, on y vivait convenablement, les récoltes étaient bonnes et l'armée contrôlait rigoureusement toutes les frontières.
Shao Yin était un jeune empereur érudit. Versé dans l'art de l'écriture depuis son plus jeune âge, il avait accédé au trône de son père à onze ans. Ses obligations ne l'avaient pourtant pas empêché de parcourir régulièrement la bibliothèque impériale. Il s'y rendait un matin sur deux, et s'enfermait dans un bureau après avoir pris plusieurs ouvrages et parchemins.
L'empereur du sud était un homme d'une trentaine d'années. De bonne taille, il aimait porter des chausses surélevées afin de dépasser le monde d'une tête. Avant de sortir, il laissait le soin à son barbier de lui raser le crâne, en faisant attention à ne laisser aucun poil. Sujet très tôt à une calvitie sévère, il avait préféré montrer au monde la plus belle barbe de Chine plutôt qu'une horrible coiffe clairsemée. Il était un homme à faire grand cas de l'apparence, et il se souciait particulièrement de la sienne.
Shao resta longuement sans bouger, à genou dans son bureau. Les yeux fermés, il méditait et pensait à son aimée. Cela faisait plus d'une semaine qu'aucune nouvelle lettre ne lui était parvenue. Cela sortait de l'ordinaire, et il s'inquiétait. Tsuchimikado Aiko, la déesse de la beauté de l'archipel du Japon, n'était pas du genre à ignorer ses lettres. Pire encore, elle était la plus enflammée des deux lorsqu'il s'agissait de coucher l'amour sur le papier ; son silence le rongeait.
Ils ne s'étaient jamais rencontré : un océan les séparait. Ayant un jour entendu parlé d'elle par un marchand voyageur, il avait alors commandé un tableau de la déesse. Un an plus tard, une véritable œuvre d'art lui était parvenue par delà la mer. Il ne s'agissait que de peinture, et pourtant il tomba éperdument amoureuse de celle qu'on appelait le Lotus Pourpre. Il entreprit alors de mettre toutes ses connaissances en littérature pour lui écrire personnellement son admiration. Quel bonheur eût-il ressenti en recevant une réponse !
Après dix ans de correspondance, Shao n'en pouvait plus de n'être qu'un admirateur étranger. D'autant plus qu'on le pressait de se marier pour assurer sa descendance. Il avait alors établi un plan avec Yuhan, l'un de ses gardes impériaux et fidèle ami d'enfance. Ce dernier avait alors pour mission de faire sortir Tsuchimikado du Japon et de lui faire traverser la mer. Depuis la date prévue de l'évasion, plus aucune nouvelle ne lui était parvenue.
On frappa à la porte de son cabinet, mettant fin à ses réflexions. Il garda un moment les yeux fermés, avant de les ouvrir quand la personne insista en frappant à nouveau. L'empereur se redressa et vint entrouvrir les battants.
— Je suis occupé. Qu'y a-t-il ?
— Un navire s'approche des côtes de Qindao, votre Majesté.
— Qindao est un port, rien d'anormal jusque là.
— Il porte un pavillon japonais, votre Majesté.
Shao ouvrit la porte en grand et ordonna qu'on lui prépare son cheval sur le champ. D'un pas pressé, il se rendit jusqu'à son palais, où l'attendaient ses conseillers. Ayant déjà eu vent de son ordre, ils s'empressèrent tous d'essayer de le raisonner : on avait besoin de lui à la capitale et se rendre à Qindao était un voyage d'une journée. L'empereur n'écoutait pas. Il marcha jusqu'à sa chambre, courut presque, et trouva ses plus beaux habits. Plusieurs années auparavant, il avait fait fabriquer une tenue spéciale qu'il avait réservé pour l'occasion. Sur un mannequin de bois, sa robe impériale l'attendait pour le plus beau jour de sa vie.
Une fois changé, il quitta le palais, ses conseillers à nouveau sur ses talons. Il se rendit jusqu'aux portes de l'enceinte, où l'attendait monture et palefrenier. Une fois à cheval, il se tourna vers ses magistrats et, le dos bien droit, il prit la parole.
— La cité est entre vos mains jusqu'au prochain coucher du soleil. Demain à mon retour, j'aurai avec moi ma future femme. En mon absence, je veux que vous prépariez mon mariage et la plus grande fête que Xinshui connaîtra pour les mille ans à venir.
Sur ces dires, l'empereur Shao Yin chevaucha vers l'est sans escorte, à la rencontre du Lotus Pourpre.
***
Cela faisait plusieurs jours que Tsuchimikado et Yuhan étaient à bord du Terre de sel, un navire marchand qui importait des épices diverses de la Chine vers le Japon. Du moins, c'était ce que le monde était censé croire, puisque le bateau était flambant neuf, protégé par vingt soldats venus du continent et ne transportait pour seules marchandises qu'une déesse renégate et son gardien. Les chinois avaient même pousser le subterfuge à le flanquer d'un pavillon japonais.
Après avoir abandonné la jonque près du delta de la rivière, à quelques lieues de la côte, les deux fugitifs avaient rejoint le Terre de sel en une bonne journée de marche. Une fois à bord, le Lotus Pourpre avait demandé une cabine privée et y était restée endormie toute la journée du lendemain. Yuhan avait alors pensé que cela avait été pour elle le plus long effort physique qu'elle ait eu un jour à faire.
À l'avant du vaisseau, le garde impérial aperçut enfin les premières falaises de la terre ferme. Leur voyage était enfin terminé, et il lâcha un long soupir de soulagement. Sa mission n'avait pas été facile, mais il l'avait rempli avec succès. Il n'espérait qu'une seule chose : que l'empereur Shao lui accorde ce qu'il avait demandé. Les deux avaient beau être amis, Yuhan était avant tout un soldat de noble lignée qui ne trouvait pas l'amour parmi ses prétendantes. Seule l'intéressait Lian Zhen, servante au palais. L'empereur avait consenti à les marier s'il allait lui chercher sa propre promise.
Yuhan descendit sur le pont inférieur et alla toquer à la porte de la cabine de la déesse. Il n'attendit pas de réponse pour lui dire que leur périple touchait à sa fin et que d'ici quelques heures à peine, elle rencontrerait enfin Shao Yin. Il patienta quelques secondes, puis, faisant face à un silence, fit demi-tour et remonta vers la surface.
Le garde impérial fut le deuxième homme à accoster. Les manches retroussées, il aida les marins à amarrer le navire au quai en tirant sur la lourde corde qu'on lui avait lancé. Une fois le bateau solidement attaché, on fit débarquer tout le monde. Yuhan assista alors à la parade des soldats qui les avaient attendu sur la plage, quelques jours plus tôt. Voyant enfin Tsuchimikado sur le pont, il ne put s'empêcher de souffler : sa mission était un succès.
Quelques cris effacèrent le sourire sur son visage. En se retournant, il tendit l'oreille. Des soldats faisaient passer le message en hurlant : l'empereur était sur le point d'arriver. Yuhan jeta un œil à la déesse : elle observait le paysage depuis le pont, sans pour autant descendre. Elle semblait même attendre quelque chose. Yuhan fit volte-face à nouveau et aperçut un cavalier arriver à toute vitesse. Dans la grande rue menant au port de Qindao, on lui laissait toute la place pour manœuvrer. Le garde quitta le quai et rejoignit la terre ferme.
Il posa pied sur les premiers pavés du port qu'un immense cheval s'arrêta devant lui en se cabrant. Yuhan voulut faire un mouvement en arrière, par prudence, mais il savait que l'empereur Shao Yin était un excellent cavalier. N'hésitant plus, il posa un genou à terre et s'exclama d'une voix forte :
— Bienvenu à Qindao, votre Majesté !
Tout autour de lui, les regards furent d'abord perplexes, puis rapidement, tout le monde l'imita. Shao Yin fit pivoter son cheval pour regarder Yuhan, et descendit. À moins d'un mètre, il lui ordonna de se relever. Ils se dévisagèrent alors, l'un en face de l'autre, dans un grand moment de silence, avant que l'empereur ne le prenne dans ses bras en éclatant d'un rire sonore.
— Tu m'auras fait attendre, Yuhan !
— J'ai fait tout mon possible pour faire au plus vite, votre Majesté.
— M'apportes-tu un présent du Japon, mon ami ?
En réponse, Yuhan ne fit qu'un pas sur le côté pour lui offrir une vue sur le quai. Au bout de la passerelle, à la sortie du Terre de sel, Tsuchimikado Aiko leur offrait son plus beau profil. Elle attendit quelques secondes pour tourner son visage raffiné vers eux. Lorsque son regard croisa celui de Shao, elle se pinça les lèvres pour ne pas sourire : sa première pensée en le voyant était de le trouver particulièrement séduisant.
L'empereur se dirigea alors vers elle d'un pas assuré, escorté par Yuhan. Une fois à respectable distance, Shao Yin fit montre d'une politesse rare pour une personne de son rang. Il s'inclina à angle droit et planta ses deux yeux dans le sol. Même son ami parut surpris.
— Déesse Tsuchimikado, je vous accueille aujourd'hui en terre de Chine. Puissent les dieux apprécier votre séjour parmi nous.
— Relevez-vous, Shao Yin, demanda poliment le Lotus Pourpre avec un sourire radieux. Yuhan ici présent me porte moins de considération que vous.
— Pardonnez-le, il ignore probablement comment se comporter en présence du divin. Si vous voulez bien.
Menant le geste à la parole, il tendit la main vers elle. La déesse la saisit avec la plus grande délicatesse, ce dont Yuhan s'étonna : il ne l'avait encore jamais vu faire preuve d'autant de finesse. Dirigeant la parade, Tsuchimikado traversa le quai au bras de l'empereur. En arrivant près du cheval, son sourire se ternit : la fuite de Yatoro l'avait marqué plus qu'elle ne l'aurait pensé. Du regard, elle interrogea Shao Yin. Comme s'il avait lu dans ses pensées, il fit commander à ses soldats une calèche dans les plus brefs délais. La déesse fut alors prise d'un sentiment de gratitude, une émotion qu'elle n'avait jamais ressenti durant les années passées auprès du seigneur Kagenobu.
Quand le défilé impérial se mit finalement en branle, au coucher du soleil, Yuhan était encore sur le port. Après avoir donné quelques ordres aux hommes qui les avaient rejoint dans l'après-midi, il quitta la foule pour se diriger vers le calme de l'océan. Sa mission était une réussite, mais un goût amer restait au fond de sa bouche. Il avait un mauvais pressentiment quant à la suite des événements. Du peu de temps qu'il avait passé à Yatoro, Yuhan n'avait jamais compris pourquoi les japonais appréciaient leur seigneur. Il n'avait aucune confiance en lui, et craignait même que Kagenobu Kamei ne traverse la mer pour récupérer ce qui lui appartenait.
L'esprit plein de doutes, Yuhan tourna le dos à l'océan et rejoignit le cortège.
Enfin Xinshui
Dans les bras de l'empereur
Le Lotus éclot
Le grand voyage du Lotus Pourpre - Tsuchimikado Aiko
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