Dès que Sor’a ne la vit plus, elle s’élança. Flin la suivait à la trace, elle s’enfonça dans la forêt. Taisant une à une ses réflexions, inquiétudes, pensées, elle élimina tout ce qui n’était pas sensation physique. Le sol sous ses pieds nus, le sifflement des branches à proximités de ses oreilles. Elle devint chasseresse, détachée du quotidien. Elle courut longtemps, traversa deux prairies, gravit une colline, et ne perçut sa destination que lorsque le bruit du fleuve approcha. Une caresse mentale si douce fractura son hermétisme émotionnel. Elle s’écroula. A genoux, les mains enfoncées dans la terre meuble de la forêt.

‘Tu as le droit de ressentir Veena’ murmura Kelpi. Libère toi !’

Les larmes silencieuses se tarirent, la colère enfla dans les yeux verts mordorés. Veena releva la tête d’un mouvement brusque et hurla à se déchirer la gorge. Elle retomba épuisée. Yick poussa son cri et fila vers le fleuve, l’invitant à rejoindre son Lié de l’eau

Une touffe rousse changea ce plan. Un écureuil venait de se ruer dans ses bras pour s’abriter d’une belette qui surgit à sa suite. Veena la chassa d’un cri rauque. Flin en profita pour s’éclipser après d’un frôlement doux, il bondit dans un fourré pour finir sa période de repos.

Des pas précipités se firent rapidement entendre, puis s’apaisèrent. Guro, l’œil à l’affut, sortit du sous-bois. Son visage se détendit complètement lorsqu’il aperçut son Lié de la Terre dans les bras d’une de celle qui avait permis la création de ce lien tardif improbable.

Lui chatouillant le menton de sa longue queue touffue, l’écureuil traversa l’intervalle entre eux et grimpa sur son Lié Dourouz non sans provoquer un éternuement incoercible chez Veena, suivi d’un grand éclat de rire.

- Bonjour. Tu es l’une des Trois qui m’a permis de découvrir Tuk, n’est-ce pas ?

Veena se tut un peu trop longtemps, Guro la regardait perplexe. Elle se ressaisit : relier cet homme jovial à celui éteint de Greywater lui avait pris quelques secondes. Sentant que son silence le troublait, elle répondit :

- Oui, je suis Veena. Et tu es Guro, le demi-lié désormais doublement lié, à un dauphin et un écureuil. Que fais-tu ici ?

- J’ai entendu un hurlement. Puis en venant une belette a tenté de dévorer Tuk. Et me voilà.

- Ah. Je suis l’origine de ce hurlement. (Puis se passant la main dans les tresses). Une colère à sortir.

Guro éclata de rire. Veena, hésitant à se vexer, leva un sourcil charbonneux.

-Oh, non. Excuse-moi. Depuis ce jour, je vous imagine toutes les trois comme au-dessus de… (Il écarta les bras sans finir sa phrase)

- De quoi ? Du monde entier, s’enquit Veena hésitant entre rire et se renfrogner encore plus.

Sentant Kelpi pousser sur son ressentiment injustifié, elle poussa un profond soupir et se releva.

- Si seulement ! Ce serait plus simple. Pourtant ressentir est ce qui nous rend vivant. Hors de toutes émotions, que serions-nous ?

Cette question les plongea tous deux dans un silence de plusieurs minutes. Veena s’aperçut que ce silence n’avait rien de gênant. Un bienfait sur ses nerfs éprouvés.

Tuk le rompit en désescaladant son Lié pour remonter sur l’épaule de Veena et finalement se jucher sur sa tête. Un sourire doux détendit le visage de la jeune femme.

- Ton écureuil ne peut rester sur ma tête ainsi. Yick mon faucon risque de le prendre pour cible.

Elle leva le bras, montrant le ventre clair de Yick une dizaine de mètres au-dessus d’eux.

Tuk était de retour sur Guro avant que son bras ne s’abaisse.

Avec une grande simplicité, Guro enchaina :

- Ton grand dauphin a rejoint mon Lié de l’eau. Y allons-nous ?

Veena eut un tressaillement à ses mots. Elle n’avait jamais partagé son temps avec Kelpi. Sauf cette fois-là, à Greywater avant la bataille. Le fleuve étant tabou, aucun Yorubek n’était lié à un dauphin et aucun n’envisageait de s’y tremper, ne serait-ce qu’un orteil. Pas même l’intrépide Sor’a. Silk sa loutre n’aurait pu soutenir un tel courant.

Veena hocha la tête, pensant que si elle était née Dourouz, elle aurait sans doute longuement nagé avec d’autres, comme elle Liés à un dauphin.

‘Ne t’attriste jamais d’être toi, ma Liée’

- Je ne suis pas triste. Je ne m’étais interrogé sur ma vie si je n’étais pas née Yorubek’

- Tu es toi au-delà de ton peuple Veen’

Et tandis que Veena méditait ses paroles, il ajouta :

-Les Dourouz n’auraient jamais élevé les Trois en leur sein. Il sont trop fermés’

Cheminant de concert, à nouveau silencieux, ils avaient atteint la berge.

Veena songeuse ne reprit contact avec le monde qu’au bruit que provoqua le plongeon de Guro. Elle aperçut ses vêtements en tas au pied du promontoire dont il s’était élancé.

‘Je t’attends’

Sans perdre une seconde, elle laissa son bandeau de cuir, ses bracelets rembourrés également et plongea à son tour. Kelpi la cueillit aussitôt, renouvelant le miracle de leur fusion. Par lui, elle vit la double silhouette blanche et grise de Guro et son dauphin et comme Kelpi, se réjouit des jeux à venir.

Ils firent la course, gagnée par l’un puis l’autre, le concours d’apnée avec une victoire impromptue de Guro. Veena avait perdu son souffle en distinguant la beauté du contraste entre sa peau brune et celle si blanche de Kelpi dans l’esprit de Guro. Se voir sans jugement dans l’esprit d’un autre lui arrivait rarement se rendit elle compte.

Guro sortit de l’eau le premier, silhouette blanche tranchant sur la forêt verdoyante. Veena dansa une dernière fois avec Kelpi puis ayant jeté un œil sur le soleil comprit que le moment du retour était venu. Elle s’ébroua pour éliminer un maximum de gouttes d’eau et remonta sur la berge. Yick l’observait de la branche d’un saule pleurant à la surface du fleuve. Guro aussi, elle le savait. Une émotion agréable teintait son esprit. Tuk surgit d’un bosquet et Guro se focalisa sur son Lié.

Repensant au propos de Kelpi, Veena demanda :

- Guro ? Comment se passe ta vie au sein des Dourouz désormais ?

Avant même sa réponse, mélancolie et détermination traversèrent son visage.

-Les matriarches m’ont prié de quitter le village. Un Dourouz ne se lie pas à la terre. (Instant de silence) J’imagine que cette absence de souplesse déroute une Yorubek... Les Dourouz ont choisi un élément tumultueux, d’une densité de vies extraordinaire, où la compétition pour le meilleur territoire est la loi. Pour avoir des ventres bien nourris, un village bien protégé, il faut les meilleurs. Les meilleurs pêcheurs, les meilleurs protecteurs, les meilleurs constructeurs pour que le village soit solide face à l’humidité et aux adversaires qui peuvent surgir via le fleuve. L’eau est une porte, toujours. Nous devons veiller à ce qu’elle n’amène pas d’ennemi à nos tentes et pour cette raison, seuls les meilleurs peuvent être Dourouz, peuple-lié-de-l ‘eau. (Soupir) Mon peuple est ainsi. Je ne regrette rien. (Tuk lui chatouilla l’oreille en la reniflant).

- Où vis-tu ?

- Pas très loin d’ici. A peu de distance de là où je t’ai trouvé.

La solitude ombrait son esprit. Prenant volontairement un ton enjoué, Veena proposa :

- J’ai apprécié nos jeux de cet après-midi. Et Kelpi aussi. Peut-être pourrais-je repasser te voir prochainement ?

-Tu seras toujours la bienvenue, dit-il avec un grand sourire

Guro la mena à son campement, un tipi en cuir de poissons, esseulé dans une petite clairière. Elle se promit de revenir vite. Cette solitude la touchait. Et Tuk était vraiment adorable. Yick poussa un cri perçant à cette pensée.

-Tuk n’est pas une proie, Yick. Ne l’oublie pas.

Yick lui transmis une image de lui-même tout seul dans une immense forêt.

-Je ne te laisserais jamais seul mon ami. Ni affamé (rire). Voyons voir, es-tu capable de trouver quelque chose à becqueter sur le chemin du retour ?