Dès que Veena quitta la hutte, elle sentit le recul de Flin et Yick dans un recoin de sa tête. Ils avaient perçu l’abattement de Veena. Ils ne l’abandonnaient pas à sa peine, la caresse mentale de son faucon et le feulement endormi de son puma l’assuraient qu’ils comprenaient et lui donnaient libre champs pour rejoindre son lié de l’eau, celui qui resterait à attendre leur retour.

Fière et émue de la capacité de ses deux amis si territoriaux habituellement, elle prit le chemin du fleuve.

- Quand pars-tu ? se ménagea un chemin à travers la distance qui séparait la chasseresse de son dauphin blanc.

- Dans trois ou quatre jours je pense. Le temps des préparatifs et que le chaman d’Imala nous rejoigne

Un cliquètement moqueur lui répondit

- Ta sœur sait que tu l’appelles comme çà ?

- Non. Elle croit se taire alors que son corps murmure sa joie teintée de doute depuis leur découverte mutuelle.

- je reviendrai bientôt. Nous avons à faire avec Marv’. Vous devez nous attendre

- Quoi ! ? Comment ça avec Marv’ ? Qu’est-ce que tu racontes ?

- Veen’ , les tortues savent tant de choses que d’autres ont oublié…Nous serons de retour avant votre départ, dans trois aubes, retrouve-moi au fleuve. Promets-moi de nous attendre. Nous devons venir avec vous. Marv’ et moi partageons cette conviction.

Veena aurait aimé questionner Kelpi. Ses propos n’avaient aucun sens. Néanmoins même à cette distance, la force de leur lien lui permettait de percevoir sa détermination et son amour indéfectible.

Perplexe, Veena sentit que la distance devenait trop grande même pour son talentueux dauphin. Elle l’encourageât : ‘Va mon ami, et revenez nous vite !’

Elle reprit son souffle et leva la tête en se sentant observé. Flin était allongé dans une flaque de soleil qui magnifiait son pelage beige. Il attendait que sa Liée soit disponible. Le soleil était encore haut : il s’était levé exprès pour elle. Le cri caractéristique du faucon retentit haut au-dessus de sa tête. Elle leva son poignet gainé de cuir et Yick s’y agrippa fermement.

- Merci mes fiers compagnons. Je sais que je ne suis et ne serai jamais seule.

- J’y compte bien, ajouta Sor’a

Le sourire d’Imala lui arriva en image. Ainsi que son haussement de sourcil interrogateur. Parfois sa sœur communiquait comme un Lié animal plus que comme une Yorubek.

- Je me demande bien ce que ces deux-là mijotent, s’interrogeât Sor’a

Imala les yeux perdus dans le vague dit d’une voix assurée :

- Quelque chose d’énorme, j’en suis sûre. D’autant plus qu’ils ne sont pas censés pouvoir communiquer directement. J’ai hâte qu’ils nous racontent ça.

***

Le jour dit, Veena était au rendez-vous. Imala avait songé à se joindre à elle, puis s’était joyeusement rappelée que Marv’ ne lui avait rien demandé et avait donc planifié un lever tardif comme elle les aimait.

Veena put donc suivre son instinct sans tenir compte d’une sœur ronchon par manque de sommeil. Elle quitta l’arbre-maison avant que le ciel ne palisse. Grâce à la compagnie de Flin et à sa vision nocturne, elle atteignit rapidement la berge. Elle resta là, à attendre, dans les effluves poivrés de la menthe aquatique qui poussaient au creux des blocs de grès. Saturée de senteurs et d’impatience, elle sentit ses sens se déployer à l’extrême.

Un rayon oblique caressa le fleuve et son cœur tressaillit. Un aileron blanc fendait les eaux tumultueuses à une vitesse folle.

Silencieuse, Veena se glissa dans l’eau et frissonna tout autant de la température que du contact immédiat avec son dauphin. L’eau les unissait, se riant des distances. Ils nagèrent de concert, leurs esprits si imbriqués que Veena savourait la force de sa nageoire caudale et Kelpi ne comprenait pas pourquoi il battait des pieds. Un long moment plus tard, Veena se reposa dans une anse calme, recouvrant ses propres perceptions.

‘Dire que tu m’as manqué est si peu de choses

- Vos mots sont faibles ma Liée. Nos émotions sont plus fortes qu’ils ne peuvent l’exprimer. Heureusement que le Lien est là pour transmettre sans masque ce que nous ressentons tout deux.

- Vas-tu enfin me conter cette étrange épopée dont je sens l’écho en toi.

- L’écho, amusant. Oui, je vais te la conter.

Et Kelpi l’amena dans sa mémoire. Il lui expliqua sa surprise lorsque l’esprit du fleuve qu’ils avaient rencontré à Greywater, celui dont la forme visible était une gigantesque pieuvre, s’était introduit dans son sommeil porteur d’un message : celui de Marv’. Le lié de l’eau d’Imala avait réussi à franchir la barrière des espèces en utilisant leur point commun : l’élément lui-même et ses représentants, les Maitre-Esprits. Il avait sollicité le maitre-esprit des grottes lacustres qui vit sous le Lac Nuit et lui avait demandé de transmettre un message à un grand esprit de l’eau afin qu’il parvienne à Kelpi.

- Cette tortue est incroyable. Le terme de je-sais-tout que ta sœur utilise n’est pas entièrement faux. Marv’ a potentiellement accès à l’ensemble de la mémoire des tortues qui l’ont précédé. Peux-tu imaginer cela?

- L’imaginer m’intéresse moins que la teneur du message…

- J’y viens. Marv’ m’indiquait qu’il avait trouvé une solution pour participer à votre voyage à distance, grâce à un souvenir très ancien. Et que pour y parvenir, il avait besoin de mon aide spécifiquement.

Veena écouta attentivement le récit de ce périple.

Une tortue caouanne avait un jour aperçu un fragment long et argenté fiché au sol dans une faille sous-marine de la Grande Eau. Curieuse, elle avait voulu y toucher et un message s’était inscrit dans son esprit : ‘En chaque terre, à travers l’air, l’eau est présente sous toutes ses formes, partout dans notre monde. Où elle est, mon esprit sera toujours.’ Elle n’avait pu se saisir du fragment, la phrase revenant à chaque contact. L’animal avait fini par s’en retourner. Marv’ avait déniché ce souvenir et en discutant avec l’Esprit du lac Nuit, il en avait déduit que son espèce était trop éloignée de la forme initiale de son propriétaire pour pouvoir l’utiliser car il s’était persuadé qu’il s’agissait d’un fragment de la corne du Narval argenté, celui de la légende fondatrice des Liens, celui qui avait ouvert la possibilité aux animaux aquatiques d’offrir leurs esprits en partage aux hommes pour créer un équilibre plus favorable à une vie commune apaisée. Et il espérait que cette corne, porteuse d’un message longtemps après la mort physique du Grand esprit du Narval argenté, serait une voie de communication à distance. Son hypothèse était qu’en tant que dauphin, espèce proche du narval, je pourrai toucher et emporter la corne.

- Et as-tu réussi ?

- Oui. Elle est actuellement plantée dans le fleuve. Je vais te la ramener.

- Pourquoi ?

- Pour que tu la portes à Marv’ & Imala. Il veut que nous nous liions à elle. Il pense que l’écho de l’esprit de son ancien porteur pourra porter mes messages et ma force jusque toi où que tu sois. A priori, ta sœur sera capable de vérifier si cela fonctionne comme ce vieux monsieur tortue l’a prévu.

- Où est Marv’ d’ailleurs ? Il n’est pas rentré avec toi.

- Je l’ai devancé. Il n’est pas aussi rapide que moi, même s’il se débrouille bien avec les courants marins. Il doit rejoindre Imala par les grottes sous-marines dans la journée.

Veena ressortit de sa baignade avec une barre de 20 cm, légèrement torsadée, lisse en main et d’un blanc tirant sur le jaune comme une pâle primevère. L’objet était lourd. Elle le glissa dans sa gibecière et jeta un dernier regard au fleuve. Kelpi, un poisson frétillant dans la gueule, lui transmit un dernier message :

- Je m’assurerai que le Relié apprenne ton absence sans craindre que tu l’aies abandonné.

- Je ne…

- Si. Tu t’inquiètes de sa solitude. Il n’est pas seul. Il a ses Liés…J’admets toutefois que tu es la seule humaine qu’il voit. Donc je le préviendrai.

- Merci mon ami.