Le temps s'est arrêté
Depuis que j'ai reçu ce coup de fil, le temps s'est arrêté. Je ne comprends pas ce qui m'arrive, je n'entends plus rien. C'est comme si les sons ne parvenaient plus jusqu'à moi. Je vois les gens s'agiter, bouger, me regarder mais je ne comprends pas ce qui m'arrive. Mon cerveau est bloquée, comme si je me retrouvais dans un monde qui ne serait pas le mien. J'ai même l'impression que mon coeur ne bat plus.
Je suis assise là, dans cette salle, un gobelet de café froid devant moi. Mon mari est sorti "prendre l'air", sans doute fumer une cigarette à mon insu et moi, je reste assise, là.
Quand le téléphone a sonné, mon corps a réagi tout de suite. Appeler Christian, prendre la voiture, rouler vers l'hôpital. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons été pris en charge par des médecins, des policiers. Mais je n'ai rien entendu. Je sais juste que Rudy est allongé quelques mètres plus loin.
Pourquoi une telle agitation?
L'attente. Seule l'attente est notre salut. Alors pourquoi s'agiter? Le temps n'a plus du tout la même saveur. Ce matin, lorsque je me se suis levée, j'étais pressée. Je n'ai pas pris le temps de repasser mon chemisier, qui en aurait bien besoin et je me suis passé un peu de crème sur le visage. Pourquoi est-ce que je me traite ainsi? Est-ce que je ne pourrais pas prendre quelques minutes pour prendre soin de moi, savoir apprécier mon apparence, parce que c'est ainsi que je me présente aux inconnus? Prendre le temps, c'est aussi prendre le temps de se définir et donc de se connaître.
Quand les policiers m'ont posé ces questions tout à l'heure, j'ai compris que je ne savais plus qui j'étais. Je ne sais plus qui est mon fils, comment nous en sommes arrivés là. Je sais simplement qu'il a pris le bus ce matin pour amener son chat chez le vétérinaire. Il l'adore vraiment son chat. Noir, le poil brillant, ces deux-là semblent se comprendre. Depuis qu'il a passé le permis l'année dernière, il prend soin de ce chat qu'une voisine nous a donné. J'avoue que sa complicité et son attachement pour ce chat nous a beaucoup surpris, mais nous avons vu cela plutôt d'un bon oeil. Il ramène peu de copains à la maison, pas de petite amie pour l'instant, c'est plutôt un solitaire, Rudy.
Non, pas de changement de comportement particulier, ni de fréquentations. Bien sûr, nous travaillons beaucoup avec le restaurant et rentrons souvent tard, mais nous savons quand même ce qui se passe sous notre toit! Evidemment, Rudy ne se drogue pas. De toute façon, c'est facile à vérifier, il suffit de faire les analyses, non? Vous verrez bien que je ne suis pas du genre à mentir.
Non, je n'étais pas au courant. Vous imaginez sincèrement que si je l'avais su, je n'aurai pas tout fait pour que ceci soit évité? Pour éviter toute cette boucherie, ces gens morts...oh mon dieu!
Je ne parvenais pas à me calmer. Les larmes, enragées, jaillissaient hors de moi. Maintenant, tout est sorti. Place au vide. A la stupeur. A l'incompréhension. A l'isolement. Je ne peux pas me sentir à ma place, ici, à l'hôpital, avec les blessés, les morts. Pourtant, nous traversons les mêmes émotions. Nous voulons les mêmes réponses. Mais personne ne viendra me réconforter. Je dois affronter cette horreur seule. Et mon fils ne peut pas parler. Dans un coma profond. On n'en sait pas plus pour l'instant. Il ne peut pas être opéré, son état ne le permet pas. Si les réponses sont dans sa tête, alors peut-être que je n'y aurai jamais accès.
Sait-il seulement qu'au moment où lui a perdu sa conscience, le temps s'est arrêté? Que je suis figée ici, au milieu de l'agitation des urgences, à me demander pourquoi? Pourquoi lui ? Qu'est-ce qui s'est passé dans sa tête?
Son père revient, les yeux rougis. Nous ne nous parlons pas et ce serait de toute façon inutile. Il n'y a rien à dire. Nous ne pouvons même pas nous toucher, figés dans un état de choc tel que notre corps semble en dehors de notre esprit. Plus rien ne nous atteint. Il ne peut y avoir de douleur plus grande. Sauf peut-être pour les familles là-bas. Mais elles trouveront toujours une bonne raison, moi, pour l'instant, je n'en ai pas.
Je me décide à aller dans sa chambre. J'ai peur de ce que je vais trouver, de l'état dans lequel je vais voir mon fils.
"Excusez-moi, est-ce que je peux aller voir mon fils?
- oui, bien sûr, il vous suffit de vous signaler à l'agent devant sa porte.
- Merci."
Je ne sais pas comment je trouve la force d'être debout mais j'avance vers sa chambre. Je peux le voir, mais en présence de l'agent.
Alors que je pousse la porte, je suis prise par le désespoir. J'arrive à m'approcher, étouffer mes sanglots et lui tenir la main.
"- Pourquoi? Dis-moi pourquoi..." Les larmes empêchent les mots de se matérialiser. Ma gorge se serre. Alors je crie : "POURQUOI? POURQUOI AS-TU FAIT CA? POURQUOI??!!"
Alors que mes cris doivent s'entendre dans le couloir, je me mets debout et quitte cette pièce, par peur de comprendre.
Je veux sortir prendre l'air mais je me rappelle que les journalistes attendent à l'entrée. J'ai besoin d'être seule, de reprendre le cours de ma respiration. Un infirmier, sans doute alerté par tous ceux qui sont dans le couloir, me demande de le suivre. Dans une petite pièce, il me glisse un verre d'eau entre les mains et ferme la porte. Je peux ainsi m'asseoir le temps de reprendre mes esprits.
Au bout de quelques minutes, Christian frappe à la porte.
" - Marlène, un avocat voudrait nous voir.
- un avocat? Mais pourquoi voudrait-il nous voir?
- il dit que Rudy doit se défendre. Viens s'il te plaît, il nous attend."
Machinalement, je me lève.
" Bonjour Madame, je suis maître Liévin, je vous propose de défendre votre famille.
- Que voulez-vous ?
- Excusez-moi, Madame, j'ai dû mal me faire comprendre. Je viens ici pour vous proposer de vous défendre, vous et votre fils..."
Sans attendre la suite, je l'interromps. Son arrogance me donne envie de hurler.
" Mon fils comme vous dites, a sorti une arme de son sac et tiré sur des passagers et un chauffeur de bus!!!! QUE VOULEZ-VOUS DEFENDRE? Il N'Y A RIEN A DEFENDRE! RIEN! De toute façon, il est quasiment mort!"
Christian me conduit alors dehors, pour m'éviter de mesurer l'ampleur des regards posés sur moi.
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