¢нαριтяє ɪ : Au commencement - partie 1
- Vous voulez autre chose monsieur ?
Je relève la tête vers le barman derrière son comptoir qui me toise d'un regard bienveillant en essuyant machinalement un verre. Il paraît être déjà d'un certain âge, avec ses cheveux et sa barbe blanche. Pourtant, la bienveillance et l'énergie qu'il dégage lui confèrent une certaine jeunesse étrange et rassurante. Je pousse un petit soupir.
- Non, merci, réponds-je en regardant d'un œil las ma tasse de café vide devant mes coudes croisés.
L'homme pose le verre, en saisit un autre, me répondant par un simple sourire suivi d'un signe de tête entendu. Je le regarde tourner son torchon dans le petit récipient en verre, comme hypnotisé. Je dois occuper mon esprit avec autre chose que mes pensées. Mais je n'y parviens pas. Alors je soupire, encore et encore. Comme si en expulsant ainsi un peu d'air, je pouvais aussi sortir mes tourments de mon crâne. Le barman pose le second verre, jette d'un mouvement souple son torchon sur son épaule droite. Il a les manches retroussées. Sans doute pour ne pas les mouiller alors qu'il fait la plonge. Il pose ses avant bras dénudés sur le comptoir, juste devant moi.
- Besoin de parler mon gars ?
Je hausse les épaules. Il paraît que parler fait du bien. Alors pourquoi pas ? J'ai besoin de retrouver cette notion de "bien"après laquelle je courrais il n'y encore pas si longtemps.
Le barman se redresse. Il saisit une bouteille de rhum sur les étagères emplies d'alcool derrière lui. La bouteille est plutôt jolie, finement ornée. Elle brille comme un étoile qui aurait enfermée le ciel noir en elle. Je suppose qu'elle doit valoir chère aux yeux de beaucoup. Pour moi, il ne s'agit toujours que d'un morceau de verre, plus gros que celui que le barman essuyait, quelques minutes auparavant. L'homme fait jaillir un peu du contenu de la belle bouteille dans un verre. Il y ajoute deux gros glaçons qui flottent dans le liquide brun comme deux iceberg perdus en mer, qui s'entrechoquent et se rejettent.
Je le regarde poser le verre ainsi rempli devant moi, sans y toucher.
Puis le barman quitte sa place au comptoir pour venir se placer à mes côtés, franchissant la limite indicible qui sépare le patron des lieux des clients. Je jette un regard à la salle ; il n'y a personne sinon nous. Il a tout le loisir d'écouter mon histoire, et semble même en avoir envie. Pourquoi ? L'ennui, l'apathie, un mélange des deux, allez savoir. J'ai arrêté de lire le cœur des Hommes.
- Bon, raconte c'est quoi ton histoire ?
J'ouvre la bouche, la referme. Les mots qui étaient mes amis auparavant semblent m'avoir abandonné, me laissant seul face aux yeux du barman d'un bleu semblable à celui d'un ciel d'été. Je le regarde un instant, comme s'il pouvait lire dans mes propres prunelles translucides ce que j'ai à raconter. Mais les hommes ne lisent pas dans le pensées.
- Bois un coup, ça aide, m'encourage l'homme en poussant le verre vers moi. Les glaçons tintent, mes dents grincent.
- Je ne bois pas, informé-je en grimaçant.
- Ça vient avec le temps, gamin, répond l'homme. C'est comme les mots : on les trouve toujours quand on a besoin.
Je ne répond pas. Les ventilateurs dans le bar font un bruit régulier. Un léger bourdonnement qui venait habiller le silence, en attendant que je sache comment commencer mon histoire. Je regarde le verre qui semble m'attendre sur le comptoir vernis. Sous celui-ci, je remarque que le barman a glissé un dessous de verre aux couleurs familières. Je tends ma main, saisit le verre froide. L'alcool tangue, le barman m'observe. Il semble croire que je me suis laissé tenter. Il ne peut pas savoir que la Tentation de manière générale m'est interdite.
Je soulève le verre, le dépose à côté ; le barman semble déçu. Je prends le cercle de carton lisse. Entre mes doigts, il semble fragile. Au centre est représenté une tasse de café dont la fumée blanche forme un gracieux petit nuage qui flotte au dessus du liquide brun. Un petit dessin stylisé, au centre de trois cercle de couleurs vives concentriques. Je la caresse de mon pouce, cette tasse imprimée.
- Elle avait le même dessous de verre ce jour là, dis-je, n'osant croire à une coïncidence.
Il y a quelque chose d'étrange dans cet endroit.
- «Elle» ? demande l'homme.
- Ophélie.
Je suis presque surpris d'avoir prononcé ainsi son nom, du tac au tac. Ça me semble naturel. Comme si je devais parler de cette histoire à cet homme. Je lève les yeux vers le plafond et ses ventilateurs qui tournent, tournent et tournent. À travers celui-ci,je vois le ciel et je l'interroge : qu'attendez-Vous de moi ?
- Raconte moi.
Mon pouce tourne toujours sur le dessous de vers en carton. Mes yeux se perdent à nouveau dans son dessin. Je revois ses ongles rosés qui tapotaient sur un dessous de verre similaire. Ce jour là.
- Vous ne me croiriez pas.
- Gamin, dit le barman en cherchant à capter mes prunelles bleues claires, je suis derrière ce comptoir depuis plus de soixante ans.Et j'ai vécu encore bien plus longtemps. Rien ne peut plus m'étonner.
- Je suis un archange, fais je, le coupant presque.
J'espère que cela mettra fin à ses questions. Mais il ne sourcille même pas. Il me regarde. Toujours. Je vois dans ses yeux mon visage fermé, qui souhaite à la fois se taire, à la fois conter son histoire. Un léger courant d'air passe ; il est inaudible avec le bruit des ventilateurs.
- Ce n'est pas banal comme profession, répond l'homme.
Il ne semble pas surpris. Je me dis qu'un homme qui n'est pas surpris par ma nature pourrais peut être m'aider à me débarrasser de mon histoire.
- Si toi tu es un archange, Ophélie qui était-elle ?
Je l'avais regardé. S'il posait la question, je n'avais plus qu'à lui répondre. Le vent me souffle une réponse, j'essaie de maîtriser ma voix pour adopter un ton léger comme un nuage. Mais malgré tout mes efforts, elle tonne et gronde comme le tonnerre une nuit d'orage.
- Ophélie ne se définit pas en quelques mots ou minutes.
- J'ai tout mon temps, sourit le barman en posant ses mains sur ses cuisses.
Je ferme mes yeux, passant une main dans mes cheveux blonds.J'espère que la raconter m'aidera à faire un trait sur cette histoire. Les mots me viennent soudain, comme s'ils avaient toujours étaient là.
Et mon histoire jaillit.»
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