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— Caro, c’est l’heure ! Descends !
Ma mère avait ce pouvoir de rabaisser les réveils au rang de faire-valoir. Sa voix stridente déchirait les murs, perçait les tympans endormis. Personne n’échappait au son tonitruant. Même les bêtes de mon imagination, planquées au grenier, prenaient la tangente. Les gnomes de mes rêves s’enfuyaient, accrochés aux pattes d’oiseaux couleur suie. Je leur souhaitais un voyage sans retour, ce soir, d’autres voleraient leur place.
En ce lundi du 6 juin 1983, j’ouvris les yeux sur mes quinze ans. Pile-poil à l’heure selon ma mère, de mon arrivée au monde. Enfin, à une ou deux minutes près ! Le quartz rouge luminescent du truc posé sur ma table de nuit indiquait 6 h 58. Une brique, voilà à quoi ressemblait l’engin censé m’arracher à mon sommeil, en cas de défaillance de la sirène. Un moellon semblable à ceux que maniait mon papa tous les jours.
« Un parallélépipède dernier cri ! T’as déjà vu un parpaing donner l’heure et tinter ? » rigolait-il.
En guise de sonnerie, le « RRrr, RRrr » rappelait plutôt le murmure lancinant d’une bétonnière chargée à la gueule. J’lui claquais le beignet, au bloc de terre cuite, au moment où il entonnait son chant de maçon.
Les draps aux pieds du lit, je patientais, quitte à m’attirer la foudre maternelle. J’estimais en avoir le droit, ce n’était pas mon anniversaire pour rien. Assise au bord du couchage, je pensais, nostalgique, au déroulé matinal de la demeure. À ces heures précises durant lesquelles la ruche s’activait de toute part. Je souris. C’était le temps de l’enfance. Celui où, du haut de mes huit ans et des premiers souvenirs qui m’effleurent encore, j’emplissais ma mémoire d’une famille au complet.
À la crécelle, la maisonnée sortait de sa torpeur. Les matelas crachaient leurs ressorts, les portes grinçaient, des pas chargés de sommeil dévalaient les escaliers, certains transportaient leur corps aux toilettes ou à la salle d’eau. Joyeux bordel millimétré, du travail d’orfèvre. L’ordre de mise en branle ne souffrait aucune contestation. Nous y étions soumis, hormis pendant les vacances scolaires.
Claudio était le premier, toujours. C’est qu’il prenait son rôle d’aîné au sérieux. Papa partait très tôt, Claudio le remplaçait en quelque sorte. Il orchestrait, de main de maître, la destination de chacun, usait de sa force pour extraire du lit les récalcitrants.
« Livio, en bas, au petit-déj ! Tonino et Roberto, douche ! Maxine, tu aides maman ! Maxine ! Elle est où encore celle-là ? »
Il se précipitait dans la chambre voisine de la mienne et asticotait ma sœur. Elle descendait, dix secondes plus tard, rejoindre sa Mamou. Puis, Claudio entrait à pas de loup dans la pièce où je dormais. Je me cachais sous les draps, déjà hilare, et attendais l’attaque-surprise des guilis. L’offensive contournait mon flanc droit, bifurquait jusqu’à mes pieds, remontait le long de mes jambes puis s’abattait sur mon ventre. J’essayais de me contracter afin de repousser l’agresseur, jamais n’y arrivais. J’explosais de rire aux doigts enthousiastes. Je chérissais ce rituel du matin. Mon grand frère me prenait ensuite dans ses bras. Fétu de paille malgré mes seize kilos. J’appuyais ma tête sur son épaule mon nez contre son cou. Sa barbe me chatouillait le menton. Il m’asseyait sur une chaise à côté de Livio. Un bol de lait chocolaté et deux tartines couvertes de confiture m’attendaient.
Livio, mon deuxième grand frère, déposait une bise sucrée sur mon front. C’était sa coutume à lui. La mienne consistait à le dévisager jusqu’à ce qu’il lâche une grimace et me sourie. Ses yeux noirs roulaient ensuite, je rigolais. Moi seule le regardais devenir un homme. Pas un jour ne passait sans que je remarque une différence. Un trait adouci, les fossettes plus accentuées, un sourcil plus fourni, des poils au menton. Il était beau mon frère. Il le savait. Nos tranches de pain englouties, nous filions nous débarbouiller. Nous croisions Tonino et Roberto dans les escaliers. Les jumeaux dévalaient les marches puis nous remplaçaient à table. Livio rejoignait la salle de bain pour les mecs au fond du couloir, moi, je m’arrêtais devant celle réservée aux filles. J’attendais qu’il disparaisse pour entrer et débuter ma toilette.
Tonino et Roberto étaient inséparables. L’un n’allait pas sans l’autre. Quand Roberto commençait une phrase, Tonino la finissait, lorsque Tonino commettait une bêtise, Roberto s’accusait. Et vice versa. Les parents tournaient en bourrique parfois. Dotés d’une faim insatiable, ces deux-là dévoraient tout ce que maman avait préparé. Même les miettes que nous avions laissées. Ils discutaient aussi ! Beaucoup. Je me demandais comment les jumeaux arrivaient à manger tout en devisant. Les consignes étaient pourtant claires, on ne parlait pas la bouche pleine. Ils nettoyaient ensuite la vaisselle, pendant que ma sœur montait se laver.
Maxine aimait traîner au lit. Sans doute un peu jalouse que Claudio s’occupe plus de moi. Je la soupçonnais de l’attendre afin qu’elle profite de sa tendresse. Il n’était pas dupe. À la cuisine, elle aidait sa Mamou à confectionner les gamelles pour les repas du midi puis déjeunait avec les jumeaux. C’était elle qui regardait nos frères grandir, c’était elle qui supportait leurs bavardages, c’était elle qui riait à leurs blagues matinales. Je sortais de la douche, Maxine me séchait avant de passer à son tour sous le jet d’eau chaude. Je l’attendais emmitouflée dans une serviette, nous nous habillions ensemble.
Plume, quant à lui, étalait sa placidité de chien un peu partout dans la maison. Ses poils aussi ! Quoi de plus normal pour un Berger blanc suisse ! Un insecte avait dû le piquer dans sa jeunesse, au lieu d’un animal fringuant, Plume roupillait à longueur de journée. Il dormait au gré des portes ouvertes, souvent chez Maxine, parfois dans ma chambre. Un chien mou, même aboyer le fatiguait. Papa l’avait repêché dans une piscine sur un chantier. Depuis, il avait intégré la famille. Nous avions tous droit à un coup de langue matin et soir, preuve de sa gentillesse à toute épreuve.
La fratrie solidaire se retrouvait ensuite dans l’entrée, cartable dans une main, écuelle dans l’autre. Maman inspectait sa troupe, redressait un col, peignait les mèches rebelles, nous embrassait.
Claudio enfilait un blouson. Nous grimpions tous dans sa voiture, une Fiat 125 rouge. Livio devant, les jumeaux sur la banquette arrière, ma sœur et moi sur leurs genoux. L’engin s’ébrouait au deuxième tour de clé, nous disparaissions dans un nuage blanc. En route pour l’école ! Primaire pour moi, collège pour Maxine, lycée pour Roberto et Tonino, fac pour Livio. Claudio, son ultime colis abandonné, partait en trombe. Il embauchait comme chauffeur livreur à 8 h et avait horreur de pointer en retard.
À cette époque, Claudio avait vingt-trois ans, Livio vingt, Tonino et Roberto seize, Maxine quatorze.
J’étais la petite dernière, peut-être un accident, mais cela m’allait très bien.
L’ordre de se lever ne souffrait aucune contestation. Depuis plusieurs semaines, moi seule en profitais.
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