Le chant des Lucioles (1/2)

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Sorelle Dokka

 J’abandonne notre demeure, accueillie par une bourrasque. Les nuages écarlates et l’horizon sombre annoncent le crépuscule. Je m’élance contre le vent, avant de prendre l’unique chemin vers l’école. Sur le trajet, je croise des familles, qui guident leurs bambins jusqu’au plateau. J’accélère le pas et essaye de rattraper mon retard. D’un pied ferme, j’évite les habitants, quitte à creuser la route. Petit à petit, l’astre succombe, et m’aveugle de ses derniers rayons.

 Le chant des criquets s’atténue, les oiseaux se taisent et les mammifères se terrent. C’est le rituel propre à chaque coucher de soleil. Les proies évitent la nuit, temps où s’éveillent les prédateurs, les monstres : les Indigènes.

 Chaque écolier doit être ramené au soir, c’est la règle du village. Et actuellement, je fais de mon mieux pour la respecter. Il suffirait qu’un enfant s’égare la nuit pour être retrouvé mort le lendemain.

 L’école se présente à mes yeux. Je ralentis, prête à entrer dans la cour. Des lumières illuminent la classe ; Thérèse doit y être, en train de m’attendre. Je toque à la porte.

Une…

Deux…

Trois fois…

Aucune réponse. Étrange… Le battant n’est pas verrouillé, autant entrer.

 Le plancher grince sous mes pas, nul ne vient m’accueillir. Je sors du couloir, puis pénètre dans la salle. La maîtresse est avachie sur son bureau ; et sur les sièges… personne. Qu’est-ce que ça veut dire ?!

  • Madame ? Vous m’entendez ? Madame !

Ses paupières s’ouvrent, j’arrête de la secouer.

  • Oh… C’est toi… Sorelle.
  • Oui, c’est moi. Sorelle Dokka, la grande de sœur de Thérèse.
  • Je m’en souviens. Mince, je dormais ? C’était une journée fatigante, ha ha.
  • Arrêtez de rire, où est ma sœur ?

La confusion modèle ses traits.

  • Tu n’es pas au courant ? Ton frère est parti la chercher.
  • Mais qu’est-ce que vous me racontez ?! Madden ne peut pas sortir, vous avez oublié ?
  • Ah… Oui, son traumatisme. Mais alors… pourquoi ai-je pensé que c’était lui ?
  • Remuez-vous, bon sang ! On parle d’un enfant, ma sœur ! Avec qui est-elle partie ?
  • Un ancien élève… j’en suis sûre. Il a dû aller jusqu’au plateau.
  • J’y viens, je ne les ai pas vus !
  • Tu as dû les rater dans ta course, ça peut arriver.
  • Ma vue et mon attention sont parfaites, je vous remercie ! Je vais aller les chercher, et vous… Rentrez. Ça ne vous ressemble pas de dormir aussi tard.
  • C’est vrai… Je me demande bien pourquoi. Peut-être parce ce que je les ai revus, ça me met un coup de vieux…

Bordel, mais elle est complètement à l’ouest ! Elle devrait…

Ha ha ha.

Ce rire… ne me dites pas que…

  • Vous avez entendu ?
  • Entendu… quoi ?
  • Ce rire, là ! C’était parfaitement audible !
  • Aaah… Ce sont sûrement… des anciens élèves. Arrêtez de … rigoler. Le cours… va commencer.

Sa tête retombe sur le bureau.

 J’aimerais m’attarder sur son sujet et comprendre ce qu’elle a voulu dire, mais il y a des choses plus importantes ! Ce ricanement en est la preuve : Thérèse n’est pas rentrée à la maison. Les chances qu’elle soit hors du village sont élevées. À ce rythme, elle risque de rejoindre nos parents ! Qu’importe le danger et les Indigènes, je vais te sauver sœurette !

 Je sors du bâtiment en trombe, mon regard fait le tour des environs. Une petite lueur sévit à l’extérieur de la classe. Cette teinte verte, ce mouvement hasardeux, pas de doute, ce sont des Lucioles ! Putain ! Si seulement je ne m’étais pas arrêté à la maison, j’aurais dû la chercher au plus vite !

 Non, ressaisis-toi ! La recherche passe avant, ne laisse pas la colère te submerger ! Ces insectes se déplacent en file, alors je pourrais les suivre à contresens. Thérèse doit sûrement être avec eux.

 J’accours en suivant de près les lumières. Ma marche s’interrompt dès l’instant où je croise la barrière. Cette barricade épineuse et couverte de braseros est notre seule défense face à l’extérieur. En temps normal, les flammes devraient éloigner les Lucioles, mais visiblement, elles perdent en puissance. Que fait le Totem, bon sang ?! Protéger le village est sa mission, tu parles d’une réussite !

 J’enjambe les épines, puis pénètre dans la forêt. La canopée bloque l’arrivée des derniers rayons. Ici, c’est un autre monde qui se dévoile : le territoire des Indigènes, le cimetière des Hommes. Un lieu où la nature change, où la moindre bestiole peut se révéler mortelle. Qu’importe leur règne, animal ou végétal, tous sont dotés de capacités surprenantes ; et les Lucioles ne font pas exception.

 Je déglutis avant de reprendre ma respiration. Tout va bien, je ne risque rien. Je dirais même que j’ai de la chance. Après tout, j’ai une source de lumière ! Je peux voir le sol et l’horizon. Je m’avance, attentive au moindre détail. Éviter les racines, ne pas tomber. Suivre la file d’insectes, maîtriser son souffle. Je dois accélérer le pas, mais j’ai peur de faire une erreur. Maman… qu’aurais-tu fait à ma place ?

 Non, non ! Je ne dois pas trembler, je ne dois pas douter ! Celle qui devrait être terrifiée, c’est Thérèse, pas moi ! À mon âge, je n’intéresse aucune Luciole, seuls les enfants les attirent. Et puis, je ne suis pas la plus frêle. Ma force, ma résistance, je peux les utiliser ! Oui, je peux avancer ! C’est mon rôle de grande sœur, je dois le faire !

Hi hi.

Ha ha ha !

Ha hu hu hu.

Ha ha. Hi hi hi.

Ne t’occupe pas de leurs rires, avance ! Ce n’est que le cri de ces choses, tout comme un chien aboierait ! C’est parfaitement normal. Qui plus est, ce n’est pas l’Indigène le plus effrayant, il y en a des pires !

Hu hu hi.

Ho ho.

  • Wouah, on dirait Sorelle !

Où ?! Ah… un blondinet… à ma droite. J’ai eu peur ! Je m’attendais à quelque chose de plus menaçant.

  • Ah non, je me suis trompé, t’es bien trop vieille. T’es qui ? reprend-t-il tout sourire.

Je dois admettre qu’il est plutôt mignon pour un ado. Ses yeux verts sont magnifiques, j’ai l’impression qu’ils pétillent.

  • E-Et toi ?

Merde, je tremble encore ! J’ai l’impression d’être mon frère !

  • Oh, c’est vrai. Il faut être poli envers les dames. Je suis Lucien Ptère, pour vous servir, mademoiselle.

Son corps se courbe avec élégance, me permettant d’observer les marques de son avant-bras. Six points semblables à des empreintes d’insectes. Je relève les yeux et croise son regard qui luit dans le noir. Oh merde… Quelle idiote, dire que j’y ai vraiment cru ! Il est impossible qu’un autre humain soit présent dans ces bois. Malgré son apparence, ce garçon est un Indigène, une affreuse Luciole !

  • En…Enchantée.

Minute, « Ptère » ? Ce n’étaient pas nos voisins ? Quant à « Lucien »… je m’en souviens, c’était leur unique fils.

  • D-Dis-moi, continué-je, connais-tu un certain Madden Dokka ?
  • Bien sûr, c’est mon meilleur ami ! Tu le connais ?

Dites-moi que je rêve. L’ami décédé de mon frère se trouve sous mes yeux ?! Non, calme-toi Sorelle ! Ne laisse pas la terreur te dominer, tu es forte ! Les Lucioles sont les âmes des enfants morts, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il en soit une. Alors… prends ton mal en patience et joue le jeu !

  • Oui, bien sûr. Je suis de sa famille.
  • Vraiment ?
  • Oui. Je suis… sa cousine.
  • Ah, quelle bonne surprise ! Il doit être heureux de voir sa famille s’agrandir. Déjà qu’il va avoir un petit frère ou une petite sœur.
  • Pardon ?
  • Tu es des leurs et tu ne sais pas ? Sa mère est enceinte, elle accouchera bientôt.
  • Excuse-moi Lucien, mais quel âge as-tu ?
  • Douze ans et toutes mes dents, ha ha ! Et toi ?

Douze ans… L’âge de sa mort. Il est resté le même pendant sept longues années. Que dirait Madden, s’il le voyait aujourd’hui ?

  • Et toi, miss cousine ?

Non, inutile de se poser la question. Lucien est l’origine de son traumatisme, rien de bien n’arriverait si les deux se voyaient.

  • Wouhou ! Tu m’entends ?

Si ce gamin est bloqué dans le passé, alors je vais devoir continuer sur ma lancée. Je ne veux pas prendre le risque de le contrarier, surtout avec ma sœur entre leurs mains.

  • Dis-moi, est-ce que tu aurais vu une petite fille dans les bois ? Elle me ressemble un peu.
  • Enfin tu me réponds, je croyais que tu m’ignorais.
  • Réponds-moi.
  • Oui, oui. Il y a bien quelqu’un, c’est Sorelle, la sœur de Madden.

C’est elle ! Ça ne peut être que Thérèse !

  • Je dois la retrouver, tu sais où elle est ?
  • Oui, elle joue avec mes amis. Elle doit s’amu…
  • Guide-moi jusqu’à Sorelle, je t’en prie !

La surprise balaye la joie sur son visage, une triste lueur emplit son regard.

  • C’est vrai… les enfants doivent rentrer au crépuscule. Suis-moi, je connais un raccourci.

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