30. Léviathan
- Merde !
Les mots se répercutent dans la chambre silencieuse. Seul, dans l’aube naissante, à l’ombre des stores vénitiens, je me sens plus stupide encore que tout ce que les ténèbres viennent de m’infliger.
Comme si cela ne suffisait pas, j’entends des pas précipités vers ma chambre. La seconde suivante, mon colocataire entre sans frapper, le visage épuisé, marqué par une nuit d’insomnie et une paire de lunettes trop serrées.
- Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il, paniqué à mon chevet.
- Doucement, Gabs’ ! J’ai rien, calmos ! dis-je en m’adossant au mur. J’ai… C’est encore arrivé.
- Encore ? Pendant le clin ?
- Oui… C’était au moins aussi étrange que la dernière fois. Il y avait ce citron, apparemment important, la prostituée sous les pommiers, une motarde, toi…
- Moi ?
- Ouais… Habillé comme pour un cours normalien. C’était bizarre, tu ne veux pas savoir, surtout quand les nains ont déboulé.
- Des nains ?
- Et puis R. R. et Santa. Ou les deux… je sais plus, c’est flou et confus ce bordel…
Je me masse le crâne. Les images commencent à s’évanouir, remplacées par une sensation gênante, que la présence de mon colocataire, plus insistant que d’habitude, saupoudre de notes de malaise. Celui-ci vient s’assoir au bord de mon lit. Par réflexe, je remonte la couette jusqu’à mon buste.
- Tu sais, dit-il doucement, en se rapprochant. Tu es la première personne à vivre un truc pareil. Peut-être que tu devrais partager tout ça…
- Je ne préfère pas…
- Donner un nom à tes visions ? Si ça n’arrive que la nuit, il doit y avoir une raison. Il y en a toujours une.
- Tu peux te reculer, s’il te plaît ?
- Oui…
Pourtant, il ne bouge pas, comme dans l’expectative d’un mouvement de buste de ma part. Je reste immobile également, frissonnant face aux derniers souvenirs de cette nuit tourmentée. Les abysses me font flipper. M’imaginer ne serait-ce qu’un instant perdu en leur sein, à deux doigts de finir dans le gosier de quelque léviathan…
- Ah ! m’exclamé-je, imité par Gabriel.
- Quoi ? Tu as mal quelque part ? Tu veux que j’appelle un médecin ?
- Lâche-moi avec ta thérapie, je vais bien. Très bien ! Va dormir et essaie de faire pareil, au lieu de me fixer avec ce petit ton.
- Ça ne veut r…
- Bonne nuit.
Un instant, il demeure là, bouche entrouverte, une question sur les lèvres, le cœur au bord de celles-ci. Enfin, il se lève et, déçu, regagne sa chambre, non sans avoir glissé un dernier regard très concerné en refermant la porte. Le silence revenu, la solitude reparut, je soupire.
De soulagement et d’agacement. Il faut vraiment que je mette un loquet à ma porte… Enfin, je suis seul maintenant, c’est l’essentiel.
6h38. Incapable de rebasculer dans les ténèbres, j’attrape le premier ouvrage de révision posé sur mon chevet. Léviathan, hein ? Les images étaient certes étranges, mais elles avaient au moins un minium de cohérence. À l’imagination d’ailleurs, ce gratte-cul de la Pré-Chute disait ceci : Les imaginations de ceux qui dorment sont celles que nous nommons des rêves.
Rêve
Ça sonne bien et tant pis si ce n’est pas très original. Dès l'ouverture, je foncerai au Bureau des Mœurs de l’Esprit, pour breveter cette affaire. En tant que premier, c’est le minimum à faire avant de me faire escamoter la découverte.
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