PREMIÈRE PARTIE Le séminaire
Je ne suis pas ton dieu. Ses mots résonnent en moi, ils tournoient dans mon crâne comme des billes de bingo. Mon boulier ne s'arrête pas : dieu, ton, ne, je, suis, dieu. Le je, surtout, omniprésent. Le je, le suis, le ne, martelés. Ça cogne dur, ça fissure, ça fracasse. La vérité au prix de la douleur et de l'anéantissement. Ma vieille peau se détache, mes os se brisent, je suis libre.
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Chapitre 1
David Richard parlait, ce soir-là, comme si chacun de la soixantaine de participants au séminaire avait été seul avec lui. On n'aurait pas payé deux mille euros si on n'avait pas cru en ce lien qu'il savait instaurer d'humain à humain, de lui à chacun de nous. Je ne me serais pas endettée si je n'avais pas cru que Conscience énergétique + me guiderait vers la liberté.
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- Tu ne sais pas jouer.
Il m'avait repérée parmi les autres, m'avait invitée à le rejoindre à la pause. Sa femme, Jade, en retrait, discutait avec le technicien en sonorisation. On disait qu'elle était de tous les séminaires. Son alliée indéfectible, sa groupie numéro un, avait-elle confié à un journaliste de Conscience vive, le magazine dont ils étaient les principaux actionnaires.
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J'avais faim. La séance de l'après-midi nous avait tenus en haleine jusqu'à 19 h. Le témoignage d'une femme, si touchante dans sa détresse et sa foi. Ses larmes quand il l'avait serrée contre lui. Les gens l'entouraient, pleuraient avec elle. Je pleurais avec eux.
Dave m'avait repérée.
Mes yeux humides se levaient vers lui. Sa chaleur, la glace de son regard sur moi, sa lumière.
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- Tu ne sais pas jouer, et tu te présentes ici, aussi fragile qu'une porcelaine. On pourrait te briser en te serrant trop fort.
- Je suis déjà en miettes.
- Non. Je te vois entière. Ta vulnérabilité t'ennoblit et t'embellit. Tu dois apprendre à te blinder.
- Je suis ici pour ça.
- J'aimerais que tu témoignes.
- Je n'en serai pas capable.
Il m'empoigna les épaules, je sentais ses doigts puissants, il me communiquait sa force.
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- N'aie pas peur. Tu ne tomberas pas.
- Je ne peux pas tomber plus bas.
- Tu vas parler, ce soir. On sera tous là avec toi. Aie confiance.
Il sourit, et je lui souris à travers mes larmes. Je regagnai ma place dans la salle surchauffée, au milieu des autres qui attendaient, comme moi, le miracle. La scène s'éclaira, les applaudissements fusèrent. La chaleur, le bruit, la sueur. Dave s'avança dans la lumière des spots.
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J'essuyais mes paumes moites contre mon jean. À ma droite, une grosse femme s'éventait à l'aide du programme du séminaire. À chaque va-et-vient, sa photo sur papier glacé, intermittente comme un jeu stroboscopique, ses traits coupés à la hache, son œil bleu antarctique ; son nom, connu à la grandeur de l'Occident : David Richard, le champion de la croissance personnelle.
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- Je ne suis pas votre gourou, je ne suis pas votre dieu. Votre force, vous la puisez en vous-mêmes. On vous a blessés, d'autres, plus forts, ont tenté de vous soumettre. La preuve de votre résilience, c'est votre présence ici.
Êtes-vous prêts à changer ?
Il hurlait, arpentait la scène, nous pointait du doigt. Son sourire, notre foi.
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- Je vous demande de vous tenir la main. Allez, prenez la main de votre voisin, de votre voisine. Fermez les yeux. Sentez l'énergie qui se communique entre vos corps liés, sentez la puissance qui transcende votre enveloppe physique, qui se décuple, qui traverse vos nerfs, vos muscles, vos tendons. Serrez plus fort. Écoutez le silence entre vous, la force du silence et de la foi.
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- J'invite Mariloup Deville à témoigner. Mariloup Deville, lève-toi.
J'ai dessoudé ma main de celle de ma grosse voisine. L'homme à ma gauche a serré une dernière fois ma paume en signe d'encouragement. Je me suis levée, chancelante. On m'a tendu un micro.
- On veut te voir, Mariloup. Monte sur ta chaise. Allez, n'aie pas peur.
- Mariloup ! Mariloup ! scandaient les participants.
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- Parle plus près du micro, Mariloup. Tes mots, on dirait des miaulements.
Les gens riaient. Je rougis. Je devais extraire ce rocher de mon cœur. Dave nous dominait tel un géant. Quand il descendait de la scène pour s'avancer au milieu des rangées, nous rapetissions devant lui. Ce couple, le matin, l'homme qui lui arrivait aux épaules, son aveu de ne plus satisfaire sa femme. Cet autre, humilié, son homosexualité cachée, sa honte.
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On attendait que je parle, que je cesse de miauler. Je repris, sans savoir où j'en étais : le remariage de ma mère après l'abandon de mon père, ces hommes mal choisis, comme s'il fallait toujours répéter les mêmes erreurs, rassurantes. Mon mari, ce clone de mon père et de mon beau-père. Moi, la copie bâtarde de ma mère. Ma mère, mon mari, ma prison.
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- Parle plus près du micro, Mariloup. Tes mots, on dirait des miaulements.
- Tu veux rester en taule, Mariloup ? Ta cage te plaît ? Tu es grande, tu es forte. Ouvre ta main, pose-la sur ton front. C'est ça. Prends à pleine main la force négative qui suinte de ton crâne, et projette-la devant toi. Tes larmes te libèrent. Je vois ta beauté. Voyez-vous la beauté de Mariloup ?
L'assistance la voyait, la palpait. On me touchait, on m'enlaçait.
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- Appelle ton mari, dis-lui que je te donne une clef : Conscience + ! Oui, je vois ton potentiel. Tu as l'âme des conscients, des clairvoyants. Conscience + , Mariloup, t'ouvre grand ses portes. Je te destine à devenir formatrice et conférencière. J'y crois si fort que tes quatre premières séances de formation seront gratuites.
La salle se déchaîna, fusionna en un magma d'énergie tonitruante.
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Dave m'offrait le plus beau des cadeaux : ma liberté. L'assistance me couva d'un seul regard empreint de l'émotion la plus vive. Humaine parmi les humains, notre foi, sa loi, Dave. Des mains se tendirent vers moi, des corps se pressèrent contre le mien. La chaleur m'étreignit. Mes jambes cédèrent sous moi, je m'écroulai.
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