Chapitre 9 : Black out
— Il dormait nu à côté de vous dans le même lit ? interroge Véronique, pour s’assurer d’avoir bien compris.
— Oui. C’est dingue non ? Aujourd’hui, si on proposait à ma fille de dormir à côté de son oncle nu, Emma répondrait non, bien évidemment. Mais moi, je n’ai rien dit. J’ai fermé les yeux en quelque sorte.
Gwendoline se revoit à cette époque, petite fille blonde aux yeux verts, avec son doudou défraîchi et son cartable trop grand pour elle, qu’elle portait de travers sur ses épaules frêles. Elle revoit sa grand-mère qui venait la chercher à la descente du car qui sillonnait les petits villages alentours pour ramasser les enfants le matin et les ramener à bon port le soir.
— C’est drôle, car je n’ai presque pas de souvenirs de cet épisode et pourtant je me rappelle très bien de ce qui m’arrivait la journée, en classe. Il y a plein de détails que je garde en mémoire, comme le fait que j’avais une petite copine qui s’appelait Félicie, ou que dans cette école, il y avait deux maitresses pour notre section : une le matin et une l’après-midi. Mais, c’est étrange, je ne me souviens presque pas de ce qui se passait le soir, après l’école. Et notamment au moment du coucher.
La patiente fait une pause, troublée. Puis reprend son récit plus lentement, comme pour étudier chaque mot qui sort de sa bouche :
— Je revois mon oncle s’allonger à côté de moi… je sais qu’il est nu, je ne le vois pas, mais je l’entends retirer son caleçon ou son slip, je ne sais pas. La chambre est entièrement plongée dans le noir il me semble… le lit deux places est assez petit et il me colle plus qu’il ne le faudrait, j’en ai l’impression en tout cas. Je me rappelle qu’on parle un peu avant que je tombe de fatigue. Je ne me rappelle quasiment rien d’autre…
Les mains croisées, elle se tait et regarde ses pieds sur le sol. Véronique prend des notes silencieusement, tout en regardant la jeune femme. Cette dernière reprend contenance et déclare, la voix plus animée, comme pour se réveiller d’un mauvais rêve :
— Bizarrement, c’est à cette époque qu’on m’a détecté un problème de vue. J’ai une très mauvaise vue en réalité. C’est marrant, non ? Enfin marrant, je me comprends, mais quand même, on dirait que mon corps a vraiment fait en sorte que je ne voie rien, que je ne me rende compte de rien. Comme pour me protéger….
— C’est peut-être ce qui s’est passé, effectivement, confirme la thérapeute de son air grave. Et c’est courant dans toutes les formes de traumatisme…
— Alors voilà, je n’ai pas voulu voir ce qui s’est passé à l’époque, et je l’ai fait de nombreuses autres fois dans ma vie, exactement comme avec Konrad. J’ai préféré faire abstraction de ce qui me déplaisait. À présent, j’ai ouvert les yeux et enlevé mes œillères et je suis prête pour la suite, dit-elle avec une assurance légèrement forcée.
— Comment vous sentez-vous, là, tout de suite ?
Gwendoline respire un bon coup, pour chasser la rancœur qu’elle contient encore en elle suite à ses réminiscences au sujet de son ex.
— Je suis un peu blasée, à vrai dire. Heureuse de m’être libérée de ce poids et de cette relation qui ne me convenait plus, mais aussi… lassée. Comment ne pas l’être ? Nous sommes à la veille du réveillon de Noël et je suis à nouveau célibataire. Seule et célibataire. Comme toujours. Éternellement célibataire, c’est pathétique. Bien sûr, je préfère être seule que mal accompagnée, mais en réalité, je préfèrerais surtout rencontrer la bonne personne…
— Ce serait quoi la bonne personne pour vous ? interroge Véronique, le crayon prêt à noter.
— Un homme, un vrai, répond la jeune femme spontanément.
— C’est-à-dire ?
Gwendoline prend quelques secondes pour réfléchir, retournant dans sa tête les qualités et les défauts qu’elle pourrait noter dans deux colonnes. Elle essaie de faire le tri dans ses attentes et d’éclaircir ses idées avant de donner une réponse, aussi honnête que possible :
— Eh bien, c’est peut-être lié à cette époque où j’ai été au contact trop tôt avec un garçon bien plus âgé que moi, durant cette fameuse période où je dormais avec mon oncle, mais j’ai remarqué que je n’avais fréquenté que des mecs beaucoup plus jeunes que moi tout au long de ma vie sentimentale… Tous mes ex avaient le même profil : des garçons plus jeunes, immatures, irresponsables, qui ne prenaient pas leur vie en main et attendaient que quelqu’un s’occupe d’eux à leur place. Des petits garçons ayant besoin d’une mère, en gros.
— Mais c’est aussi vous qui les choisissiez ces petits garçons…
— Oui, bien sûr. J’imagine que cela me rassurait. Comme si j’avais peur des hommes, de me confronter à eux...
— C’est quoi pour vous un homme ? demande la thérapeute, toujours à l’écoute, tout en notant quelques informations dans son calepin.
Repensant à la colonne des qualités, la patiente énonce sa liste de souhaits :
— Eh bien, vous savez, pour moi un homme a une sorte de carrure, pour ne pas dire de charisme, de prestance. Il s’agit peut-être de maturité, je ne sais pas comment appeler cela. Il est établi dans la vie. Il a une situation financière stable et de préférence confortable. Il est responsable. On peut compter sur lui. Et il sait ce qu’il veut. Il n’attend pas que quelqu’un vienne lui dicter sa vie. Il prend les devants. Il fait preuve d’initiative.
— Et cela vous fait peur ?
— Non, plus maintenant, enfin moins disons. Puisque à présent je préfèrerais un homme comme cela, ayant les épaules pour me soutenir, sur qui je pourrais compter, avec qui je me sentirais sur un pied d’égalité. Et en sécurité aussi. Mais, il n’y a pas que cela.
Gwendoline respire à nouveau un grand coup, comme si elle avait été en apnée durant toute sa tirade. Puis reprend, de plus en plus agitée :
— J’avais demandé à l’Univers un homme qui veillerait sur moi et me ferait du bien, mais Konrad, comme tous les autres, n’a pas du tout répondu à mes attentes. Bien au contraire ! crache-t-elle avec dégoût.
— Comment cela ? Qu’est-ce qui vous met en colère, Gwendoline ?
— J’en ai marre qu’on m’abîme ! hurle-t-elle tout en explosant en sanglots.
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