Chapitre 18 : De la boue émerge la fleur de Lotus
— Prenons l’exemple de la sexualité, continue Gwendoline. Combien de femmes acceptent qu’un rapport sexuel soit terminé dès lors que l’homme a joui ?
— Ça, c’est bien vrai, confirme la thérapeute qui semble très bien comprendre ce à quoi sa patiente fait référence.
Comme toutes les femmes, elle aussi a au moins une fois dans sa vie été concernée par cette situation injuste dans laquelle le plaisir de la femme est complètement passé sous silence.
— Mais en quel honneur ? Arrêtez-moi si je me trompe mais on n’aurait pas oublié qu’il y a deux personnes dans l’équation ? Et la femme et son plaisir ? Quel est le connard qui a décrété que c’était l’orgasme masculin le signal de fin ? Et maintenant, voilà que si on demande à un homme de nous faire jouir, on se fait traiter de cochonne ! J’ai été patiente avec lui. Patiente et compréhensive. Et pour quel résultat ? Cochonne ? Non mais je rêve ! Comme je regrette de lui avoir fait confiance ! De l’avoir laisser me toucher avec ses sales pattes ! éructe-t-elle en se rasseyant brusquement sur le canapé.
La jeune femme croise les bras et les jambes en signe de protestation même si elle sait très bien que sa thérapeute est acquise à sa cause. Elle n’a pas besoin de la convaincre tant Gwendoline sait que ce qu’elle dit est la stricte vérité. Les femmes sont toujours les laissées pour compte dans cette société patriarcale qui a fondé tous ses principes sur les exigences masculines. Mais Gwen en a marre de cette réalité. Elle veut plus d’équité, plus de parité et si cela pouvait commencer par elle, cela ne serait pas trop demander. Elle a une fille à élever et il est hors de question qu’elle accepte de la voir grandir dans ce monde qui privilégie sans cesse les hommes. Elle enrage de voir comment les femmes y sont traitées.
Véronique sent sa patiente à bout de nerf. Elle propose avec douceur :
— Prenez quelques respirations conscientes, Gwen. Revenez à vous et à votre corps. Respirez avec cette colère qui vous traverse en pensant à ce que Konrad a dit de vous. Accueillez cette rage qui se manifeste physiquement. Remarquez où elle se situe. Dans quelle partie de votre corps s’est-elle logée ? Est-ce dans votre ventre, dans vos bras, dans votre poitrine ?
— Dans ma gorge… ça ne passe pas. Ça me reste coincé en travers de la gorge. Ça me brûle et c’est douloureux.
— Qu’est-ce qui vous reste coincé en travers de la gorge ?
Le silence dans la pièce se fait pesant. On entend désormais la pluie tambouriner contre le plafond de verre. Gwendoline se mord les lèvres.
Ses yeux brillants ont du mal à croiser le regard de sa thérapeute. La honte l’envahit…
— Qu’on associe ma sexualité avec quelque chose de sale, voilà ce que je n’arrive pas à avaler, Véronique.
— Vous n’arrivez tellement pas à l’avaler, que pour vous la solution est plutôt de le recracher… Ou plus exactement de le vomir.
Gwendoline sourit en entendant les allusions de sa thérapeute. Elle sait qu’elle a raison. Elle sait que toute son histoire familiale est tellement indigeste qu’elle n’arrive pas à l’accepter, tout comme la nourriture qu’elle n’arrive pas à garder.
— Oui, mon passé me fait gerber, confirme-t-elle.
— Qu’est-ce qui vous fait « gerber » ? Qu’est-ce qui vous dégoûte à ce point ? Qu’est-ce qui vous donne envie de vomir ?
— Ce qu’on m’a fait. Ce qu’on m’a dit. Ce qu’on me fait comprendre chaque jour que Dieu fait. Pour les autres, ce que je fais est sale. Que ce soit la boulimie ou les massages érotiques, si je cache tout cela, c’est pour m’épargner le dégoût que je leur inspire.
— Est-ce que pour vous le sexe tarifé ou la boulimie sont sales ? Est-ce que vous vous sentez sale et dégoûtante ?
— Non.
— Est-ce qu’à une époque, vous avez ressenti cela, que vous étiez sale et dégoûtante ?
— Oui. Je n’ai pas envie d’en parler, répond la jeune femme qui se referme soudainement.
— Il y a eu autre chose que l’épisode avec votre oncle ? Celui qui a dormi nu à côté de vous, pendant des semaines, lorsque vous aviez six ans, alors que votre mère avait été hospitalisée après une tentative de suicide ?
— Oui.
— On vous a fait croire que vous étiez sale et dégoûtante à ce moment-là ?
— Oui. Je me suis sentie sale et dégoûtante. Et perverse aussi.
— Que s’est-il passé ?
— Je n’ai pas envie d’en parler. Je n’ai pas envie d’aller sur ce terrain-là… répond la jeune femme en croisant plus fermement les bras sur sa poitrine.
— Je respecte cela, Gwendoline. On va aller à votre rythme. Si c’est trop douloureux pour vous de l’aborder ici pour le moment, on va en rester là pour aujourd’hui. Vous avez fait beaucoup de progrès depuis ces derniers mois. Soyez fière de vous. Moi, je suis très fière de vous et de votre engagement à venir me voir toutes les semaines pour prendre soin de vous. Il y a peu de personnes qui prennent leur vie en main comme vous le faites. C’est extraordinaire ce que vous entreprenez, prenez-en conscience. Vous êtes très courageuse. C’est très courageux d’affronter son passé et de replonger dans tous ces évènements douloureux.
Gwendoline décroise les bras et regarde sa thérapeute dans les yeux. Son visage s’est détendu et adouci, comme sous l’effet d’une caresse apaisante.
— Une amie de ma mère disait qu’il ne fallait pas faire ça, que c’était juste remuer la merde.
La thérapeute se lève et s’approche du canapé où est assise la jeune femme.
— Je peux ? Demande-t-elle en ouvrant sa main.
Gwendoline acquiesce et laisse Véronique s’assoir à ses côtés et lui prendre la main crispée sur son genou. Celle de la thérapeute est douce et chaude.
Après un moment de silence, Véronique reprend, avec une voix calme et posée, presque maternelle :
— Vous savez à quoi cela me fait penser ce que vous me dites-là, Gwen ? A la fleur de lotus.
— Ah ?
— Oui. C’est une fleur magnifique qui ne pousse que dans la boue, la vase et la merde.
— J’ai toujours entendu dire que le meilleur des engrais, c’était le crottin de cheval.
— C’est vrai. Il y a de belles et bonnes choses qui poussent grâce à la merde, à la vase ou la boue. De splendides fleurs ne peuvent que s’épanouir dans un environnement « merdique ».
— Le mien l’a été en effet.
— Voyez-vous à quel point vous êtes splendide Gwen, d’avoir réussi à pousser, à grandir et à vous épanouir dans un environnement aussi merdique que le vôtre ? Voyez-vous avec quelle grâce vous avez tiré parti de vos difficultés pour devenir cette femme merveilleuse que vous êtes aujourd’hui ?
Gwendoline retrouve enfin un début de sourire. La tendresse et la douceur des mots de Véronique la touchent en plein cœur.
— Oui, je le vois, confie-t-elle, le regard plus lumineux, éclairé par cette nouvelle et agréable prise de conscience. Oui, je le vois vraiment.
Annotations
Versions