Chapitre 4 : Un secret bien gardé
Bien que gêné à l’idée de se confier et de dévoiler ses véritables sentiments, Erwann se lance :
— J’imagine que la trop grande solitude qui m’oppressait n’est pas étrangère à la reprise de la clope, finit-il par expliquer. Notamment au moment de ma séparation avec ta mère.
Sans parler du fait qu’elle l’ait trahi, mais ce n’est qu’un détail, comme son ex-femme se plaît à le lui rappeler.
— Maman te manque ?
— Tu sais ma puce, notre divorce n’est pas un accident. C’est le résultat d’un long processus et de nombreuses erreurs de part et d’autre.
— Vous n’étiez pas heureux ensemble ?
— Nous l’avons été au début et par moments, pendant les premières années. Ta naissance nous a comblée. Mais, il y a eu des… évènements qui nous ont chahutés, comme la mer, par un jour de tempête, déstabilise les bateaux.
Et c’est peu de le dire, au vu de ce qu’il s’est réellement passé…
— Ensuite, nous n’avons pas été capables de redresser la barre, continue le père, toujours aussi mal à l’aise lorsqu’il s’agit de parler de lui. Le navire prenait l’eau de toutes parts et nous avons fini par nous noyer dans le chagrin et les regrets. Je sais qu’à ton âge, les choses paraissent encore simples et j’espère de tout mon cœur que tu seras très heureuse en amour. Mais, ta mère et moi, nous n’avons pas réussi. Encore que de son côté, depuis son remariage, elle me semble un peu plus épanouie.
Plus épanouie est probablement un peu exagéré, vu sa propension à toujours afficher un air blasé.
— Et toi, Pa’, est-ce que tu as envie ?
— De revivre une histoire d’amour ? demande-t-il en tirant une énième taffe sur sa Malboro.
— Oui, répond-elle en le fixant.
— Si j’étais honnête, je te dirais oui. Mais si je laissais mes peurs parler pour moi, alors j’ajouterais que je suis terrorisé à l’idée de me relancer dans cette quête car la souffrance d’un nouvel échec me mettrait probablement à terre. Et avec toi à mes côtés, je ne peux pas me le permettre.
— Tu as perdu confiance en l’amour ou en toi ?
— Les deux mon capitaine, répond-il avec un sourire pour alléger la conversation.
— Quand je surfe, la chose la plus importante, c’est ma confiance en moi. Si je la perds, alors je panique et je prends plus de risque que je ne devrais. C’est à ce moment-là que je peux me faire mal, me blesser ou pire. Écouter sa peur, c’est un peu comme signer son arrêt de mort, Pa’. C’est ce que nous dit le coach en tout cas.
— Je suis d’accord avec lui. Mais… je ne sais pas comment lutter contre cette peur qui me tient dans ses filets.
— Il suffit de t’autoriser à y croire à nouveau. De recommencer à te dire que c’est possible, que toi aussi, tu peux y arriver. Tu as tellement de qualités et personne pour en profiter, à par moi, bien sûr… mais…
— Mais ? répète-t-il en levant un sourcil interrogateur.
— Mais j’ai quinze ans et dans quelques années, je quitterai la maison…
En imaginant son père vivre seul dans son immense villa, l’adolescente ne peut s’empêcher de se sentir coupable et d’appréhender le moment fatidique où elle l’abandonnera.
— Je serai heureux de te voir t’envoler pour vivre ta vie, ma chérie.
— Je serais plus sereine si je ne te laissais pas… tout seul.
— Alors, espérons que la vie réserve encore de belles surprises à ton vieux père, dit-il avec un clin d’œil, avant de se lever pour signifier leur départ imminent.
Tous les deux refont leurs paquetages pour accomplir leur deuxième journée de marche. Manon-Tiphaine prend la tête, animée de l’impatience de sa jeunesse et s’émerveille à chaque nouveau paysage qu’elle redécouvre. À cette période de l’année, ils ont rarement l’occasion de venir se promener dans les parages. Même si la Presqu’île de Crozon est leur lieu d’habitation, la nature est insaisissable et changeante au fil des mois. Aujourd'hui, elle se pare de ses attributs hivernaux, reconnaissables à l'arrivée des frimas : du givre, de la gelée, des bosquets dépouillés de leur feuillage, un ciel bas et terne, et une lumière rasante dès le milieu de l'après-midi. Manon-Tiphaine expire de la vapeur en marchant, signe que l'air est froid et sec.
De temps en temps, Erwann s’arrête pour faire quelques photos, amoureux de ce panorama dont il ne se lasse pas. Sa fille profite alors de cette pause bienvenue pour s’asseoir sur un rocher et laisser son regard divaguer vers le lointain, savourant les décors de rêve dont ils sont entourés.
Bien qu’elle soit née à Nantes, à l’époque où ses parents vivaient encore là-bas, lorsqu’Erwann et sa mère finissaient leurs études, elle n’a guère aimé ses années passées à arpenter le bitume. Son père l’appelle parfois affectueusement la sauvageonne, car la jeune fille aime marcher pieds nus dès qu’elle en a l’occasion et déteste par-dessus tout le maquillage et les cosmétiques qu’utilisent ses amies. Elle adore laisser sa longue chevelure sécher à l’air libre, et ne s’oblige à s’attacher les cheveux que lorsqu’elle est sur l’eau, pour éviter de les avoir dans les yeux. Même lorsque son corps a commencé à se former, elle n’a jamais développé d’appétence pour les accessoires de féminité et privilégie le naturel au sophistiqué, quitte à passer dans sa bande pour un garçon manqué. Les rares fois où elle essaie de se maquiller, son miroir lui renvoie une image plus proche du clown que de la déesse Aphrodite.
En cela, elle est très différente de sa meilleure amie Clara, qui sait manier le rouge à lèvres et le mascara comme nulle autre de leurs copines. Manon-Tiphaine pourrait passer des heures à la regarder se préparer tant cette dernière l’hypnotise avec son savoir-faire. Clara est une ravissante métisse aux yeux ambrés, qui possède un corps harmonieux aux courbes parfaites…
— On y retourne ? demande Erwann, tirant brusquement l’adolescente de ses pensées.
Leur objectif du jour est d’atteindre l’immense plage de la Palue, et ils doivent y arriver assez tôt pour établir leur campement. La Palue est une des plages ayant servi de décor à la sixième et dernière saison de leur série favorite, Kaamelott. Pleine de fierté, l’adolescente avait pris l’habitude, à chaque visionnage, de rappeler à son père que c’était sur leurs terres que le tournage avait eu lieu. Elle s’extasiait toujours de cette chance de pouvoir vivre dans cet endroit magique, aux confins de la Bretagne, et du pays tout entier.
C’est d’autant plus une aubaine que la Presqu’île de Crozon est réputée pour avoir de très beaux spots de surf, une passion à laquelle s’adonne la jeune fille depuis des années. Lorsque Manon-Tiphaine a eu treize ans, ses parents l’ont autorisée à s’inscrire au CNED pour suivre des cours à domicile et gérer sa scolarité, tout en pratiquant son activité sportive avec plus d’assiduité. Grâce à ses entrainements quasi-quotidiens et ses compétitions, la jeune fille connait déjà par cœur ces plages sublimes : les grandes étendues de sable du Goulien et de Pen Hat, ou encore celle de l’Aber, qui ont la particularité de s’étirer à l’infini. L’illusion est telle que leur immensité semble éternelle.
Même si l’adolescente a l’habitude de fréquenter ces lieux, cette randonnée en duo avec son paternel est pour elle source de bonheur. La dévotion qu’Erwann a toujours eue envers sa fille depuis qu’elle est née, n’est pas étrangère aux sentiments d’amour sincère et d'admiration que lui voue cette dernière.
Son père est la gentillesse incarnée, contrairement à sa mère, dont elle se sent moins proche et qui a toujours une attitude sévère et critique à l’égard de la vie. Manon-Tiphaine préfèrerait vivre seulement auprès de lui, mais ce dernier lui avait expliqué que le jugement du divorce, prononcé il y a quatre ans, s’était montré équitable envers les deux parents, qui devaient pouvoir participer à égalité à l’éducation de leur enfant.
Cette aventure à deux sur le chemin côtier est pour elle l’occasion de pouvoir parler plus librement que chez sa mère, et de se confesser sans gêne, car son père a de belles qualités d’écoute et est toujours de bons conseils pour les autres.
Ce qui n’est sûrement pas le cas pour lui-même.
Pourtant, même si elle le sait tolérant et ouvert d’esprit, elle n’ose pas tout lui dire. Elle ne peut pas lui révéler son secret, tant qu’elle n’est pas sûre à cent pour cent de ce qu’elle ressent vraiment. Un jour, peut-être, aura-t-elle le courage et l’envie de tout lui avouer…
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