Chapitre 5 : Héritage

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À l’aube du troisième jour, le froid est sec et mordant. Les deux randonneurs mal réveillés mangent leur petit-déjeuner sous l’auvent étroit de la tente, serrés l’un contre l’autre. Si on avait saisi cet instant en photo, on aurait pu douter, à première vue, qu’ils soient de la même famille.

Manon-Tiphaine est aussi blonde qu’Erwann est brun. En plus d’avoir hérité des cheveux de sa mère, elle a aussi les mêmes yeux qu’elle, d’un ravissant bleu myosotis.

Du haut de son mètre quatre-vingt, l’adolescente dépasse la majorité de ses coéquipiers surfeurs. Il aurait difficilement pu en être autrement, étant donné que ses parents sont tous les deux très grands. Sa silhouette haute et élancée se remarque facilement et son physique agréable ne laisse pas les autres indifférents. Comme son père finalement, dont elle a hérité du charisme, en plus de nombre de ses qualités humaines.

Même si des différences les caractérisent physiquement, tous les deux ont en commun leur sourire éclatant aux dents blanches bien alignées et leurs grands yeux rieurs pétillants de malice.

Père et fille sont deux bons vivants appréciant l’humour et se taquiner. Ensemble, ils adorent rire devant des vidéos de youtubeurs déjantés et leurs soirées télé se terminent souvent dans l’hilarité.

Lorsqu’ils regardent les Visiteurs pour la énième fois, la plupart du temps en mangeant une pizza, ils passent toute la semaine suivante à reprendre les expressions de l’impossible Jacquouille la Fripouille. Leur complicité se nourrit de ces petits bonheurs du quotidien, durant les quinze jours qu’ils passent ensemble chaque mois, dans leur superbe villa. Villa dont Erwann a hérité, ainsi que d’une somme considérable, à la mort accidentelle de son père biologique.

Le photographe a très peu connu cet homme d’affaires qui lui a tout légué, n’ayant jamais eu d’autre enfant que ce fils dont il n’a pas pris la peine de s’occuper, trop investi qu’il était dans sa carrière florissante. Fruit d’une liaison d’un soir, dont sa mère a longtemps gardé le secret, par peur de le perturber, Erwann n’a appris que tardivement les origines de sa naissance.

Même si cette révélation l’avait bouleversé à l’époque, Erwann avait préféré se concentrer sur la chance qu’il avait eue d’avoir été élevé par Yvonnick, l’homme avec lequel sa mère s’était mariée par la suite, lorsqu’Erwann était tout petit. Son beau-père avait toujours été d’un grand soutien et l’avait toujours traité comme son fils, quand bien même leur lien du sang était inexistant. Yvonnick avait été un excellent père de substitution pour le gamin fragile et influençable qu’Erwann était, ainsi qu’un modèle idéal sur lequel l’enfant avait pu calquer son comportement et sa façon de penser en grandissant.

Lorsqu’Erwann a pris connaissance du décès de son père, il vivait déjà à Nantes depuis des années, avec sa femme, Alice, et leur petite, qui venait d’avoir huit ans.

L’acquisition soudaine de la villa a incité Erwann à revenir sur les terres de son enfance, encouragé par une Alice avide, qui se voyait déjà en maîtresse du superbe domaine. Le photographe n’avait cependant pas été difficile à convaincre de revenir à Crozon, tant sa chère Bretagne lui manquait. Le train de vie dont ils avaient bénéficié alors était une bénédiction mais Erwann n’aimait pas faire étalage de sa nouvelle richesse, dont il ne tirait aucune fierté. Elle n’était pour lui que le symbole de son père défaillant.

Le jeune homme s’était efforcé de garder les pieds sur terre et de gérer son patrimoine avec autant de lucidité que possible, plaçant la majeure partie de son pécule dans l’immobilier.

Bien évidemment, cet argent avait été une aubaine pour toute la famille et il avait souhaité que sa fille et ses futurs enfants puissent en profiter. Aussi s’était-il montré extrêmement prudent dans ses placements, grâce aux conseils avisés d’Yvonnick, un ancien cadre du secteur bancaire.

Désireux de montrer l’exemple à sa grande, Erwann avait utilisé cette manne financière pour améliorer leur confort de vie, ainsi que celui de sa mère, Mama, de son mari, et de certains de ses amis, mais n’en avait pas profité pour s’afficher ostensiblement. Une belle voiture et de l’excellent matériel de photographie avaient suffi à le combler. Loin de lui l’envie de passer ses nuits au Casino ou dans les clubs selects qu’il aurait pu fréquenter, ou de posséder un yacht luxueux comme ceux que l’on retrouvait dans le port de Camaret. De toute façon, tout breton qu’il était, le photographe n’avait jamais possédé le pied marin.

Erwann avait toujours préféré la quiétude d’une soirée à la maison entre amis à l’agitation et aux excès des endroits branchés qui plaisaient tant aux noctambules. Pour cet homme de nature posée, la soirée idéale se résumait à se faire une toile après un restaurant ou à jouer au billard entre potes. Et pour cela, Quentin et Richard, son deuxième meilleur ami, n’étaient jamais les derniers à venir s’entraîner sur le magnifique Super League blanc qu’Erwann s’était offert pour ses quarante ans, l’année dernière. Une de ses rares petites folies.

Cette randonnée à la dure, au confort plus que spartiate, lui faisait d’autant plus plaisir qu’elle soulignait à quel point Manon-Tiphaine et lui étaient capables d’apprécier les choses simples, loin d’être blasés par leurs facilités matérielles.

Une fois leurs céréales et leur café avalés, il est temps pour eux de plier bagage pour rejoindre Morgat, jolie petite cité balnéaire dans laquelle ils pourront se ravitailler à leur arrivée.

À la pause du midi, comme tous les jours, les goélands accompagnent leur déjeuner frugal, en volant juste au-dessus de leurs têtes surmontées de bonnets, dans l’espoir qu’une partie de leur repas leur soit donnée. Après avoir englouti leurs paquets de chips et leurs sandwichs improvisés, fait de sardines en boîte étalées entre deux tranches de pain de mie, le père et la fille s’allongent au soleil pour profiter de quelques dizaines de minutes d’une sieste régénérante. Manon-Tiphaine retire ses chaussures et laisse ses pieds trempés de sueur sécher à l’air libre, caressés par un vent frais mais agréable.

Les mois d'hiver sont plus doux d'année en année et leur permettent de se dévêtir au fur et à mesure des heures de marche. En randonnée, à la saison fraîche, il est impératif de se couvrir le matin sur le modèle d’un oignon, afin de retirer les couches de vêtements tout au long de la journée.

Le décor qu’ils arpentent à présent est différent de la veille et la végétation s’y fait plus dense. Une multitude d’arbres remplace les falaises et les rochers des jours d’avant. Les montées et les descentes se succèdent, plus importantes. Les cuisses et les mollets crient leur douleur quand ils grimpent, puis c’est au tour des genoux de souffrir dans les pentes, parfois abruptes. La randonnée est un sport qui peut parfois s'apparenter à un supplice physique mais les paysages leur font oublier tous les désagréments. D’ici demain, leurs courbatures devraient avoir disparues, faisant place à un corps plus tonique, habitué aux longues heures de marche.

À leur arrivée à Morgat, ils s’éloignent à l’arrière de la cité pour planter leur tente dans un endroit plus boisé, et surtout, éloigné de la civilisation qu’ils fuient comme la peste. Le calme d’une forêt aux arbres en partie dénudés les attend pour un repos mérité. Bien emmitouflés dans leur sac de couchage de montagne, ils s’endorment au son lointain d’un hibou hululant.

Au quatrième jour, après une nuit reposante, les campeurs prennent la direction de l’immense plage de l’Aber. La mer est toujours à perte de vue, tantôt agitée, tantôt sereine, selon son humeur versatile. Manon-Tiphaine se régale une fois de plus de l’odeur des embruns qu’elle connaît par cœur et dont elle ne se lasse pas.

Son père lui a appris à nager très tôt, lorsqu’elle avait quatre ans et depuis, elle a passé peut-être plus de temps dans l’eau que sur la terre ferme. L’océan est son élément. Et son père, son héros, toujours prêt à lui enseigner de nouvelles choses, à la pousser à se dépasser, à l’encourager pour qu’elle n’abandonne pas. C’est également son papa qui lui a appris à faire de la bicyclette, à se repérer avec une boussole en pleine nature, et à se remettre d’un échec ou d’une défaite. Son mental de compétitrice lui vient en partie de lui, même si avec les années, Erwann a moins le goût de se mesurer aux autres et de relever des défis.

C’est également son père qui lui a donné le goût de la lecture, l’invitant chaque soir à lire à ses côtés sur le canapé, leur chat Marmiton posé sur les genoux. Difficile de ne pas se sentir proche d’un papa aussi dévoué et attentionné, qui a fait de son enfant sa priorité, quitte à s’oublier…

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