Chapitre 52 : Le roi de l’esbrouffe
Lorsque Konrad s’était levé aux aurores pour aller travailler, Gwendoline lui avait tourné le dos volontairement, dans l’espoir qu’il partirait sans la déranger. Cette journée du mercredi était censée être l’avant-dernière avant son retour sur Nantes et elle ne pouvait s’empêcher de faire le bilan de son séjour. En dehors du lit où elle retrouvait son amant tous les soirs, Konrad et elle n’avaient partagé presqu’aucun moment d’intimité à deux, et elle n’avait pas l’impression de le connaître davantage. Ou plutôt, elle réalisait, dépitée, que ce qu’elle découvrait de lui au fur et à mesure, ne lui convenait plus du tout.
Des détails, insignifiants au premier abord, l’avaient pourtant frappée.
Lors de leurs premiers échanges sur Messenger, avant de se rencontrer, Konrad lui avait fait l’éloge de deux livres. Probablement dans une optique de leur trouver des points communs, il en avait vanté les qualités du récit et le plaisir qu’il avait pris en les lisant. Naïve, la nantaise avait pris ses paroles pour argent comptant, convaincue qu’ils partageaient la même passion pour la lecture. En réalité, les deux ouvrages en question étaient les seuls de la maison. Elle les avait trouvés à peine entamés, écornés au tout début, et abandonnés à la poussière sur la table de nuit, à côté de l’énorme réserve de préservatifs. C’était peu de choses, mais pour Gwendoline, cela révélait le caractère malhonnête et la volonté de Konrad de vouloir se jouer d’elle. Il lui semblait que son compagnon était bien différent de ce qu’il lui avait laissé entendre au début.
Elle avait le sentiment que ce dernier avait tout fait pour l’appâter, quitte à tronquer la réalité à son avantage. A présent qu’elle baignait dans son univers, et qu’elle en apercevait les coulisses peu reluisantes, tout ce qu’il lui avait raconté jusque-là semblait être de l’esbrouffe, censée camoufler leurs incompatibilités.
Durant son séjour à la campagne, elle avait fait d’autres découvertes, comme le fait que son hôte ne se lavait pas les dents correctement, expédiant la tâche aussi rapidement que possible. Elle avait à peine le temps d’étaler le dentifrice sur sa brosse que Konrad était déjà en train de se rincer la bouche. D’ailleurs, la brosse qu’il utilisait devait au moins dater de son emménagement, un an et demi auparavant. On était bien loin du délai de trois mois d’utilisation conseillée. Mais cela n’étonnait plus Gwendoline, depuis qu'il avait reconnu ne pas avoir consulté un dentiste depuis plus de quatre ans, pas même pour un petit détartrage… Elle comprenait à présent d’où venait le jaune dont était remplie sa dentition.
Le mercredi soir, Gwendoline avait cuisiné une courge spaghetti farcie pour faire plaisir à son compagnon qui ne se nourrissait que de plats industriels. La préparation de la recette et la cuisson lui avait pris plusieurs heures de sa journée mais le résultat avait été à la hauteur de ses attentes. Gwendoline en avait dégusté chaque bouchée avec plaisir, appréciant les saveurs et les textures, tandis qu’en face d’elle, Konrad s’était jeté sur son assiette comme la misère sur le pauvre monde. Il avait englouti le tout en quelques minutes, inconscient de ce qu’il faisait, par pur automatisme. Désabusée, elle l’avait regardé engouffrer la nourriture comme s’il était une oie à gaver. Puis, il s’était resservi une nouvelle portion mais rapidement, abandonna la quasi-totalité du reste de son assiette, arguant qu’il était plein à craquer.
Elle avait failli lui faire remarquer qu’il s’en serait sûrement rendu compte plus tôt s’il avait pris le temps de mâcher chaque bouchée plutôt que d’essayer de s’étouffer avec.
Désappointée, Gwendoline l’avait vu débarrasser la table et jeter le contenu de son assiette presque pleine, peinée du temps qu’elle avait passé à la préparation de ce repas et du peu d’honneur qu’elle avait reçu de la part de son ogre de partenaire. Tout ce travail pour finir à la poubelle… Un vrai gâchis à ses yeux, elle qui ne supportait même pas de jeter les yaourts périmés, longtemps après leur date limite de consommation.
Durant ces quelques jours, Gwendoline avait fait un autre constat. Elle avait remarqué que Konrad buvait quotidiennement et parfois d’importantes quantités, niant toutefois être dans une consommation excessive. Lorsqu’il avait succombé au Ricard un samedi matin, lors d’une visite chez sa tante, elle avait réalisé, atterrée, où elle avait mis les pieds.
L’alcool était devenu par la suite un sujet épineux entre eux, car même s’il se limitait lorsque Gwendoline était là, il n’en allait pas de même lorsqu’il faisait ses soirées de son côté. Dans ces cas-là, la jeune femme pouvait s’attendre à recevoir les messages d’ivrogne dont il était coutumier, dans lesquels il répétait comme un vieux perroquet, combien il était une merde mais combien il l’aimait. Dans ces conversations nocturnes, qui n’avaient ni queue ni tête, l’expression « je t’aime » faisait office de ponctuation : « je suis désolée ma chérie si je suis jaloux quand tu fais des photos mais je t’aime hein, je t’aime tu le sais ! Je te fais confiance mais on m’a déjà trompé alors j’ai peur de te perdre, comprends-moi, mais je t’aime ! » Ou encore : « je suis faible mais je suis fatigué, j’ai eu un gros weekend, j’ai besoin de sommeil, mais je t’aime ma chérie, pardonne-moi, je suis con, mais je t’aime ! ».
Elle n’en pouvait plus de ses jérémiades.
Ces divergences dans leurs habitudes ne pouvaient que souligner le fossé qui les séparait.
Échaudée par le quotidien qu’elle avait découvert à ses côtés, la jeune femme avait commencé à se sentir mal, jusqu’à ce jeudi soir, où, prise de panique, elle avait plié bagages et chargé sa voiture pour rentrer chez elle, un jour plus tôt que prévu. Comme chaque jour, elle avait attendu le retour de son homme et comme chaque jour, bien que son patron lui eût permis de rentrer plus tôt, Konrad avait trouvé des choses urgentes de dernière minute à faire avant de revenir à la maison. Cette fois-ci, il avait voulu profiter du temps froid et sec pour tondre la pelouse de ses parents, avant le retour des pluies. Une heure ou deux à peine, avait-il promis. Gwendoline rongeait son frein en essayant de lire sur le canapé, levant les yeux à intervalles réguliers sur l’horloge murale du salon. Il aurait pu être là après le travail à seize heures et il était maintenant dix-neuf heures… Le repas était en train de cuire quand elle sauta du canapé comme un diable éjecté de sa boîte. Elle avait ramassé toutes ses affaires précipitamment avant de les jeter dans son coffre de voiture. Une fuite, lui avait précisé Véronique, lorsqu’elle lui avait raconté l’épisode, à la fois comique et grotesque, lors de sa séance suivante.
Au moment où il avait découvert Gwendoline sur le seuil de sa porte, habillée de pied en cap et prête à s’échapper, le jeune homme avait compris son erreur. Mais il était déjà trop tard et il n’avait pas réussi à la retenir. Il lui avait envoyé un message plus tard dans la soirée, lui faisant part du manque qu’il ressentait de ne pas la sentir près de lui. Évidemment, elle n’était plus là pour réchauffer son lit, ni lui par la même occasion, avait-elle pensé amère et cynique. Cela avait été le début de la fin comme on dit, et elle avait su, à partir de ce jour-là, que leur couple était en sursis…
Malgré l’expérience ratée d’immersion auprès de son ex, la jeune femme est à présent curieuse et impatiente de découvrir les habitudes et l’univers d’Erwann. Et puis, dans le pire des cas, elle ne part que trois jours, se rassure-t-elle. Cela ne sera pas compliqué de tout remballer…
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